Article paru
dans Points Critiques
(mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique - UPJB)
n° 352, janvier 2015, pp. 18 à 21.
(mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique - UPJB)
n° 352, janvier 2015, pp. 18 à 21.
Dans le monde chrétien, les Juifs
ont très longtemps été discriminés et persécutés en tant que membres du
prétendu « peuple déicide », collectivement rendus responsables du
martyr et de la mort de Jésus Christ. Le Concile Vatican II (1962-1965) récusa enfin
officiellement toute responsabilité collective
des Juifs dans la mort du Christ et condamna clairement les persécutions
antisémites. Depuis lors l’antijudaïsme chrétien est en forte diminution même
si la conviction que « ce sont les juifs qui ont tué Jésus » n’a pas
complètement disparu. D’autre part, en Europe, du XVe au
XVIIIe siècle, la plupart des monarques ne toléraient pas que
certains de leurs sujets pratiquent une autre religion que la leur. Ce qui ne
visait pas que les Juifs. La « Guerre de Trente ans » (1618-1648) par
exemple, vit s’entretuer en très grand nombre catholiques et protestants.
Les libertés des cultes et
d’opinion ont progressivement triomphé en Europe entre la fin du XVIIIe
et la fin du XIXe siècle. Ce qui a mis fin aux persécutions
religieuses. Mais pas au racisme « biologique » qui classait et
hiérarchisait les populations humaines selon leur apparence physique. Cette
forme de racisme, nécessaire pour justifier la domination et l’exploitation de
populations extra-européennes par les colons européens, fut tout à fait
courante et admise jusqu’à la fin de la période coloniale. Cette banalisation
du racisme biologique a indéniablement favorisé la popularité de
l’antisémitisme nazi.
Aujourd’hui en Europe toute forme
de racisme est officiellement hors-la-loi. Les préjugés racistes subsistent, mais
ils sont plus d’ordre culturel que biologique. Quoique les glissements de l’un
à l’autre ne soient pas rares.
L’antisémitisme d’ici et de maintenant
Si, en Europe, les Juifs ne sont
plus les principales cibles du racisme, ils restent victimes de préjugés tenaces.
Voici ceux dont je peux témoigner (entre autres en tant qu’enseignant dans le
secondaire) :
·
Les Juifs seraient fourbes (des menteurs cachant
leurs véritables intentions).
·
Ils seraient tous (ou pour la plupart) riches.
·
Ils seraient puissants, non seulement du fait de
leur richesse mais aussi parce qu’ils occuperaient de nombreux postes de
pouvoir dans les domaines économique, politique et culturel (particulièrement
dans les médias de masse) et qu’ils seraient solidaires les uns des autres.
·
Ils seraient tous inféodés à l’Etat d’Israël, dont
ils auraient tous la nationalité.
·
L’État d’Israël dicterait sa politique aux
États-Unis d’Amérique et, par ce moyen, dominerait le monde. Variante : la
franc-maçonnerie, dominée par les Juifs, contrôlerait secrètement le monde.
Ces convictions et leur
expression peuvent déboucher sur de la violence, parfois extrême, comme cela a
encore récemment été le cas en France et en Belgique.
Cependant, malgré l’existence
persistante de ces préjugés, contrairement au sort qui fut celui de la majorité
des Juifs de Belgique avant la Deuxième Guerre mondiale, et contrairement à d’autres
minorités (d’origines subsaharienne, maghrébine, rom,…), les Juifs de chez nous
ne sont plus qu’exceptionnellement victimes de discriminations (à l’emploi, au
logement, à l’accès à certains clubs privés, …). Ceci s’explique sûrement en grande
partie par le fait qu’ils sont devenus, dans leur majorité, moins repérables.
Ils le sont moins car, étant majoritairement peu ou pas pratiquants, leur
judaïsme est nettement moins apparent (pour les hommes, pas de port de kippa ou
d’autres attributs religieux) ; et parce que, sauf exception, ils ne sont
plus concentrés dans certains quartiers et certaines professions. Il n’en reste
pas moins que je doute qu’il soit complètement sans risque aujourd’hui pour un
juif porteur d’attributs le rendant reconnaissable en tant que tel, de
parcourir certains rues de certains quartiers populaires de nos grandes villes.
Cela n’est pas admissible.
Racisme et inégalité sociales
Le monde socialement fracturé
d’aujourd’hui favorise la peur de l’Autre et/ou le ressentiment, donc les
comportements racistes. D’une part, la peur des nantis de perdre leurs
privilèges entraîne chez beaucoup d’entre eux le développement d’un
« racisme de classe » fait de condescendance, de mépris et de
méfiance envers les démunis et donc envers les minorités ethniques et/ou
religieuses dont les membres sont majoritairement socialement défavorisés.
D’autre part, l’insécurité matérielle et les sentiments de frustration et
d’humiliation ressentis par les victimes des inégalités peuvent non seulement
générer en eux de l’agressivité envers les nantis mais également le
développement de comportements racistes envers d’autres groupes socialement
défavorisés. Ce que les partis d’extrême droite encouragent, souvent avec
succès.
Je suis convaincu que pour
combattre efficacement le racisme, il est indispensable de lutter contre les
inégalités sociales. C’est dire que je ne crois pas à l’efficacité d’un
antiracisme de droite. Mais le combat contre les préjugés et les
discriminations ne peut être négligé au nom d’une priorité de la lutte
contre les inégalités sociales. Il ne peut attendre une hypothétique fin des
inégalités sociales car le racisme continue à générer non seulement de graves
discriminations mais également son lot de morts, parfois innombrables.
Racisme : tolérance zéro ?
Personne n’est raciste par
nature. On ne naît pas raciste mais on peut le devenir. Ce mal nous menace
tous, du simple fait que, depuis notre plus jeune âge, nous avons tous tendance
à nous méfier de ce (ceux) que nous ne connaissons pas ou mal. Le fait de
vouloir se tenir à distance de ceux qui nous paraissent trop différents de nous
est un réflexe naturel de défense. Mais nous ne devenons racistes qu’à partir
du moment où, du fait de nos peurs et de notre méconnaissance, nous nous
mettons, à considérer des catégories humaines entières comme inférieures,
malfaisantes ou les deux à la fois.
Les propos ou les actes racistes
s’appuient sur les convictions intimes de leurs auteurs. C’est pourquoi le
combat antiraciste doit avant tout être pédagogique : il faut s’attaquer
aux préjugés racistes plutôt que stigmatiser les personnes qui en sont
porteuses en les considérant d’emblée comme des délinquants. Pour ce faire des méthodes
éprouvées existent, pratiquées de longue date en milieu scolaire et dans le
monde associatif ; il s’agit en substance de confronter les personnes
porteuses de préjugés à des réalités qui les démentent.
Cela signifie-t-il qu’il faille
renoncer à toute action répressive ? Certainement pas lorsqu’on a affaire
à des passages à l’acte violents ou à des comportements discriminatoires. La
loi belge du 30 Juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la
xénophobie (modifiée en 2007) constitue une base juridique solide pour
combattre de tels agissements.
Mais cette loi n’empêche pas que des institutions
officielles prennent certaines mesures discriminatoires. Je pense tout
particulièrement aux règlements qui interdisent dans l’exercice de certaines
fonctions professionnelles ou, pour les élèves, dans les écoles, le port de
vêtements marquant une appartenance religieuse. Le combat contre les
discriminations ne vise donc pas seulement des individus mais aussi des
institutions privées ou publiques et parfois des lois.
Combat antiraciste et liberté d’expression
L’usage de la liberté
d’expression ne devrait être sanctionné que dans les deux cas suivants :
la diffamation et l’incitation à la haine raciale. L’interdiction de toute
censure préalable, un des fondements de nos libertés démocratiques, ne devrait
souffrir d’aucune exception.[1]
Malheureusement, ces derniers temps ce principe a été bafoué plus d’une fois par les autorités françaises et belges. Exemples : les interdictions préalables ayant frappé les spectacles de Dieudonné ainsi que celle du « congrès européen de la dissidence » organisé à Bruxelles par l’ex député Laurent Louis au printemps 2014. Ces mesures sont non seulement liberticides mais aussi absolument contreproductives : elles permettent à ceux qui en sont les cibles d’apparaître comme des martyrs de la liberté d’expression. Et comme elles visent quasi uniquement des manifestations supposées ou réelles d’antisémitisme, elles contribuent à nourrir le préjugé selon lequel les « puissants Juifs » contrôleraient les pouvoirs politique et judiciaire.
Malheureusement, ces derniers temps ce principe a été bafoué plus d’une fois par les autorités françaises et belges. Exemples : les interdictions préalables ayant frappé les spectacles de Dieudonné ainsi que celle du « congrès européen de la dissidence » organisé à Bruxelles par l’ex député Laurent Louis au printemps 2014. Ces mesures sont non seulement liberticides mais aussi absolument contreproductives : elles permettent à ceux qui en sont les cibles d’apparaître comme des martyrs de la liberté d’expression. Et comme elles visent quasi uniquement des manifestations supposées ou réelles d’antisémitisme, elles contribuent à nourrir le préjugé selon lequel les « puissants Juifs » contrôleraient les pouvoirs politique et judiciaire.
Il en est de même pour la lutte
contre le négationnisme.[2]
En Belgique, le seul génocide qui fait l’objet d’une loi est le judéocide.
Cette loi permet de condamner en justice quiconque
« nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le
génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la deuxième
guerre mondiale ». Elle donne de fait le pouvoir aux juges de décider
où cesse le caractère scientifique de la recherche et le souci de l’objectivité
de l’information. Je trouve cela inadmissible car la justice n’a pas pour
mission de définir la vérité historique et de limiter ainsi la liberté de
recherche des historiens. Et le fait qu’en Belgique une telle loi n’existe que
pour ce génocide-là contribue également à renforcer le préjugé antisémite selon
lequel les Juifs bénéficieraient d’une protection particulière liée à leur
prétendue toute puissance. La judiciarisation de la négation du judéocide
permet de plus aux négationnistes condamnés d’endosser, avec un indéniable
succès, une posture de martyr.
Les personnes
séduites par les thèses négationnistes sont beaucoup plus nombreuses que celles
qui les produisent. S’il est sans doute vain de vouloir faire changer d’avis
ceux qui ont fait de la production d’écrits négationnistes leur (ou un de leurs)
« fonds de commerce », je peux
témoigner du fait que les préjugés des nombreuses personnes qui ont à un moment
été séduites par ces idées peuvent être combattus efficacement par une action
éducative.
Antisémitisme et sionisme
Même si les Juifs européens ont été
longtemps et souvent victimes de persécutions et de massacres, leur histoire
n’a pas été faite que de cela. Combattre l’antisémitisme suppose de ne pas le
considérer comme inéluctable. Comme tous les racismes, l’antisémitisme a une
histoire[3].
La nature et l’ampleur de ses manifestations s’expliquent par le contexte dans
lequel elles apparaissent et se développent.
Les sionistes ne combattent pas vraiment
l’antisémitisme parce qu’ils ne croient pas son éradication possible. Cette
conviction fut à la base du projet de création de l’« État des
Juifs »[4],
un lieu où, selon Théodore Herzl, les Juifs pourraient enfin vivre en paix,
entre eux, à l’abri des manifestations de haine et des discriminations. L’argument
principal utilisé par les sionistes non religieux pour justifier l’existence
d’un État pour les Juifs sur le territoire de la Palestine historique aux
dépends de ses habitants non juifs est qu’il constituerait un refuge pour les
Juifs victimes de persécutions. C’est au nom des persécutions subies par les
Juifs dans le passé, de celles qu’ils subiraient actuellement et de celles
qu’ils subiraient inéluctablement dans l’avenir que sont justifiées les
discriminations dont sont victimes les Palestiniens. Ainsi, par exemple, pour
l’écrivain israélien Avraham Yehoshua, généralement considéré comme un
« sioniste de gauche », « La
tragédie qui a caractérisé l’histoire juive dans sa longue durée (…) a donné au peuple juif (ainsi qu’aux
peuples sans terre) le droit moral de s’emparer de n’importe quelle partie de
n’importe quel pays du globe terrestre, au besoin par la force, en vue d’y
créer un État souverain ».[5]
Les dirigeants israéliens et le
mouvement sioniste n’ont aucun intérêt à la disparition de l’antisémitisme car
ils ont besoin de lui pour justifier les graves discriminations imposées aux
Palestiniens, nécessaires au maintien du « caractère juif » de l’État
d’Israël. Pour la même raison, ils ont par contre vocation à le dénoncer sans
relâche, quitte à exagérer l’importance de ses manifestations. Ces affirmations
sont évidemment inadmissibles pour ceux qu’elle vise. Je pense d’ailleurs que
beaucoup d’adeptes du sionisme ne sont pas conscients de cette
instrumentalisation de l’antisémitisme.
Antisémitisme et antisionisme
Les antisionistes remettent en
question l’existence de l’État d’Israël en tant qu’ « État juif ».
Certains d’entre eux sont aussi antisémites. Mais les nombreux antisionistes
(dont je suis) qui le font au nom du droit démocratique de tous les habitants
de la Palestine-Israël à être traités sur pied d’égalité, ne le sont pas. Pourtant,
pour ceux qui sont persuadés que le seul moyen de se préserver de
l’antisémitisme est d’être assuré de pouvoir se réfugier, si nécessaire, dans
un « État-forteresse » réservé aux Juifs, ceux qui revendiquent
l’égalité des droits civils et politiques pour tous les habitants vivant en
Israël, autrement dit la transformation d’Israël d’un « État juif »
en un « État de tous ses citoyens », sont des antisémites car ils
refuseraient aux Juifs le droit de se protéger de l’antisémitisme. On peut donc
comprendre que nombre de sionistes considèrent sincèrement que l’antisionisme
de ces démocrates cache en fait leur haine des Juifs et, pour ceux qui sont
juifs eux-mêmes, la « haine de soi ».
Pour combattre efficacement
l’antisémitisme, il est nécessaire d’établir une distinction claire entre
judaïsme et sionisme ainsi qu’entre antisémitisme et antisionisme. Car la
confusion entre ces notions renforce des préjugés concernant les Juifs. D’abord
ceux selon lesquels tous les Juifs auraient la nationalité israélienne et
soutiendraient les choix politiques des gouvernements israéliens. Ensuite celui
selon lequel les Juifs seraient puissants et secrètement organisés au point
d’imposer leur volonté aux grands de ce monde. Il s’explique par l’impunité
dont jouit depuis si longtemps l’« État des Juifs ». S’appuyant sur
le sentiment de culpabilité des Européens vis-à-vis du judéocide que l’Europe
n’a pas empêché et, plus récemment, sur la peur de l’« islamisme »
régnant sur notre continent, le mouvement sioniste a en effet réussi à imposer
l’idée dans l’opinion publique occidentale de la légitimité de l’existence de
l’État d’Israël en tant qu’État juif, malgré les discriminations qui en
découlent pour les habitants non juifs de la Palestine-Israël. Il en découle que,
depuis sa création, Israël a bénéficié d’une coupable indulgence de la part des
dirigeants occidentaux vis-à-vis de ses innombrables violations,
essentiellement aux dépends des Palestiniens, des décisions de l’O.N.U. et du
droit international. C’est ce qui fait que, pour ceux qui sont perméables à la
théorie raciste du « complot juif international » le monde occidental
peut apparaître « soumis aux Juifs ».
Le rôle de l’UPJB
Le combat contre les préjugés
racistes ainsi que les discriminations et les persécutions qui en découlent trouve sa légitimité – et donc sa crédibilité
- dans le fait qu’il est mené au nom d’un principe de base de la
démocratie : l’égalité des droits de tous les citoyens. Ceux qui
prétendent combattre les préjugés et discriminations dont seraient victimes la
communauté à laquelle ils appartiennent tout en véhiculant eux-mêmes des
préjugés négatifs et/ou en justifiant des discriminations à l’égard d’autres
communautés, se discréditent et perdent toute légitimité.
Ceci dit, je pense comme Henri
Goldman que l’antiracisme doit « marcher sur deux jambes »[7] :
à côté d’associations antiracistes « généralistes », il est utile
qu’en existent d’autres issues de groupes victimes de racisme ayant pour préoccupation
que la parole et les revendications spécifiques de leur communauté soient
entendues.
En tant qu’association juive
résolument ancrée à gauche et non sioniste, l’UPJB[6] est, en Belgique, la seule
organisation juive francophone capable d’une action efficace contre les
préjugés antisémites car, refusant toute allégeance à l’État d’Israël, son
opposition aux discriminations ne souffre d’aucune exception. Son rôle est donc
essentiel pour lutter contre les préjugés qui découlent de la confusion entre
judaïsme et sionisme ainsi qu’entre antisémitisme et antisionisme, une mission
essentiellement pédagogique.
Michel Staszewski (novembre 2014)
[1] J’ai développé ce point de vue dans « De la liberté d’expression et de ses usages », in Points Critiques n° 313, février 2011, pp. 20 à 23. A lire aussi sur ce blog : http://michel-staszewski.blogspot.be/2011/07/de-la-liberte-dexpression-et-de-ses.html
[2]
Cf. STASZEWSKI, M. « Combattre le négationnisme… oui, mais
comment ? » in MRAX info n°
178, mai-juin 2007, pp. 8 à 11. A lire aussi sur ce blog : http://michel-staszewski.blogspot.be/2011/07/combattre-le-negationnisme-oui-mais.html
[3]
Cf. POLIAKOV, L., Histoire de
l’antisémitisme, Calman-Lévy, Points-Histoire, 1981 (2 volumes).
[4] Titre du célèbre essai du journaliste
hongrois Théodore Herzl (1860-1904), paru en 1896, qui constitue la
« bible » du sionisme politique.
[5]
YEHOSHUA, A.B., Israël, un examen moral,
Calman-Lévy, 2004, p. 93.
[6]
Union des Progressistes Juifs de Belgique (http://www.upjb.be/).
[7]
GOLDMAN, H., « Neuf thèses pour un antiracisme de convergence », in Les défis du pluriel. Égalité, diversité,
laïcité, Couleur Livres, 2014, pp. 147-156.
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