J'ai créé ce blog pour réunir en un même lieu virtuel des documents personnels ou collectifs, d'époques et de sujets variés, publiés ou non. Vos commentaires sont les bienvenus, même les plus critiques, s'ils restent courtois. Bonne lecture/vision/audition.

Remarques pratiques :

1. Cliquer dans la colonne de droite sur une rubrique vous permet de choisir une thématique qui vous intéresse et d'accéder à l'ensemble des publications qui la concerne.

2. Pour rechercher un article, vous pouvez également taper un mot clé dans le moteur de recherche situé en haut à gauche de cette page.

3. Si vous souhaitez être prévenu des nouveautés sur ce blog, indiquez votre adresse électronique dans l'espace prévu à cette fin (en bas de la colonne de droite).

4. Veuillez noter que l'ordre des parutions sur ce site ne correspond pas toujours à l'ordre chronologique de création et/ou de publication de ces documents.


mardi 28 décembre 2021

En finir avec la « bonne réponse »

 Michel Staszewski

Article paru dans Traces de Changements, revue du mouvement socio-pédagogique « Changements pour l’égalité », n° 252, septembre-octobre 2021, pp. 58-59.

Avant de lire le commentaire qui suit, je vous invite à répondre à la question suivante : d’après les informations contenues dans le texte qui suit, en quelle année est né Jacques Thierry? Justifiez votre réponse.

Jacques Thierry apparait pour la première fois à Cormeilles le 10 janvier 1722; il épouse alors Anne Dusault qui venait de perdre son mari, le maréchal-ferrant Louis Vaugon. Jacques Thierry hérite ainsi à la fois de la femme et de la forge où il travaillait peut-être comme ouvrier. Il a 25 ans; Anne a 36 ans et une fille de 12 ans, Marie-Catherine, fille d’un premier mariage de Louis Vaugon.

(…)

Le 10 juillet 1729, Anne Dusault meurt à son tour. Jacques Thierry, alors âgé de 32 ans et chargé de 5 enfants (…), se décide immédiatement à la remplacer; cette nouvelle femme est toute trouvée : c’est Marie-Catherine Vaugon, qui a maintenant 19 ans (…).

L’histoire n’est pas finie : Marie-Catherine meurt le 13 décembre 1737, après avoir donné 4 filles à Jacques Thierry. (…) Il se marie une troisième fois, le 10 avril 1741, avec Marie Gaudré.

Mais l’âge et la pauvreté finissent par accabler ce robuste gaillard. En 1751, il n’a que 54 ans et figure parmi les pauvres de Cormeilles. 

(…)

Extraits de D. Bataille et F. Minele «Vivre et survivre sous l’Ancien Régime», La Documentation photographique n° 6021, Paris 1976, p. 26.

Cet exercice a été utilisé, à maintes reprises, dans un cours d’histoire de quatrième secondaire. Les élèves devaient d’abord répondre seul et par écrit à cette question, puis comparer leurs réponses par trois et tâcher de se mettre d’accord pour proposer à la classe une réponse argumentée commune, ou, à défaut, leurs diverses réponses et les justifications de celle(s)-ci.

La réponse la plus souvent obtenue était «il est né en 1697», avec la justification suivante : «il avait 25 ans en 1722, 32 ans en 1729 et 54 ans en 1751».

En réalité, deux réponses étaient possibles : 1697 ou 1696, car ce texte nous apprend que Jacques Thierry avait 25 ans le 10 janvier 1722, 32 ans le 10 juillet 1729, et 54 ans en 1751. S’il est né après le 10 juillet, son année de naissance fut plus probablement 1696.

Quel est l’intérêt pédagogique de cette activité? Je vous invite à y réfléchir avant de poursuivre votre lecture.

Pensée divergente

La réponse ultra-majoritaire des élèves s’explique par le fait que, habitués à cela depuis longtemps dans le contexte scolaire, ils s’attendent à ce qu’à une question posée par un enseignant — question dont le bienfondé est rarement questionné — corresponde toujours une seule réponse. Et qu’en plus elle est certaine.

Dans une société qui se veut démocratique, l’enseignement ne peut être dogmatique. L’École doit initier les élèves aux démarches scientifiques dont les vérités sont toujours provisoires, particulièrement dans le domaine des sciences humaines, dans lequel le degré de certitude est souvent limité. Le but principal de cet exercice était donc de contribuer à faire prendre conscience aux élèves de cette possible (et fréquente) incertitude. Dans le domaine historique, les chercheurs honnêtes exposent avec précaution les faits du passé qu’ils parviennent plus ou moins à reconstituer, tenant compte des sources d’information dont ils disposent. Il n’y a pas de raison que les enseignants fassent croire aux élèves que l’Histoire serait une science exacte, positive que l’Histoire serait «donnée». Toute question de recherche posée aux élèves à propos d’une documentation devrait être introduite par une formulation du type : «D’après le(s) document(s) dont vous disposez…»

L’attitude intellectuelle consistant à envisager plusieurs solutions à un problème, ce que les psychologues nomment lapensée divergente, est constitutive de toute démarche scientifique. Favoriser son développement chez les élèves devrait préoccuper les enseignants de toutes les disciplines scolaires.

Dans tous les cours, les enseignants peuvent imaginer des dispositifs didactiques dont la résolution implique d’utiliser la pensée divergente.

Au cours d’histoire, ceux-ci peuvent être fondés sur l’analyse de documents (écrits, objets, photos, films…) à propos desquels leur sont posées des questions dont les réponses peuvent être incertaines et/ou multiples. Mais d’autres types d’activités peuvent parfaitement faire l’affaire. Parmi eux, celui des documents imaginaires. En voici un exemple.

«Articles de presse»

Cette démarche se place à la fin d’un dispositif didactique centré sur le thème des révolutions russes de 1917, au cours duquel des élèves de cinquième secondaire ont été amenés à travailler sur des documents d’époque et d’historiens, dans le but de s’approprier, entre autres, le concept de double pouvoir, essentiel pour comprendre ce qu’est une révolution au sens historique du terme : une situation de double pouvoir implique que, sur un territoire donné, deux directions politiques revendiquent chacune pour elle seule, avec l’appui d’une partie de la population concernée, le droit de diriger ce territoire et le nie à l’autre. Une telle situation dégénère souvent en guerre civile.    

Groupés par deux, les élèves ont à rédiger un «article de presse» d’au moins une page, dont le titre imposé est : «Situation de double pouvoir à… [suit le nom de l’école de ces élèves]» (durée : une période de cours de cinquante minutes). L’article devra décrire les évènements ayant conduit à la situation de double pouvoir, ce qui s’est passé durant ce moment et la sortie de cette situation.

Relevés par le professeur, les «articles» sont annotés par lui pour le cours suivant. Une seconde période de cours, en groupe-classe, est consacrée à la lecture puis à l’évaluation collective des productions de sous-groupes volontaires.

Cette étape du travail permet à l’enseignant de vérifier si les élèves se sont véritablement approprié le concept de double pouvoir. Car il apparait en pratique qu’à ce moment de leur apprentissage, certains confondent encore la notion de double pouvoir avec celle de contrepouvoir : ils imaginent une révolte d’élèves prenant la forme d’une manifestation ou d’une grève, soutenue ou non par certains adultes membres du personnel de l’école, contre une décision de la direction qui leur apparait comme injuste, mais sans remettre en question son pouvoir institutionnel. Alors que d’autres, qui auront vraiment assimilé cette notion de double pouvoir, vont imaginer qu’à la faveur d’un conflit divisant la communauté éducative, une partie des membres de celle-ci, comportant à la fois des élèves et des membres du personnel (et parfois des parents) va carrément remettre en question le pouvoir de la direction en place et en choisir une autre qu’ils considèreront dorénavant comme la seule légitime.     

Ce type de démarche permet d’approfondir la compréhension des concepts de situation révolutionnaire, et, plus largement, de pouvoir politique. Demander aux élèves d’imaginer une situation de double pouvoir dans un lieu qui leur est aussi familier que leur école se révèle, à l’usage, extrêmement productif. Comme ils réfléchissent à partir d’un contexte connu et vécu, donc qui les concerne, cet exercice est particulièrement motivant. Ils introduisent d’ailleurs presque toujours dans leurs productions des problèmes de la vie scolaire desquels ils sont partie prenante. Cette activité est donc l’occasion de rendre beaucoup plus concrète pour eux la question du pouvoir, de son partage, de ses enjeux. Le travail par deux puis en groupe-classe fait aussi apparaitre et se confronter les représentations que les élèves se font des mécanismes de prises de décision dans la mini-société que constitue leur école. S’ils ont la chance de vivre dans un établissement scolaire où des mécanismes de participation (délégués de classe élus, réunions de classe, conseil de délégués, conseil de participation réunissant des représentants élus des différents partenaires de la communauté éducative…) impliquent effectivement les élèves et fonctionnent de manière satisfaisante, l’exercice s’avèrera encore plus intéressant en rapport avec l’objectif central du cours d’histoire, l’éducation à la citoyenneté active et critique.

La technique des documents imaginaires peut concerner des thématiques historiques multiples. En plus de donner l’occasion aux élèves d’approfondir leur appropriation d’une série de concepts, de savoir-faire (tel que rédiger un texte argumentatif) et de les amener à développer leur capacité à envisager plusieurs solutions à un problème, la rédaction de documents imaginaires offre l’intérêt d’obliger les élèves à se situer mentalement en position d’acteurs plutôt que de spectateurs de l’histoire. Ce qui contribue à ébranler une représentation dominante de l’histoire comme se déroulant en dehors de la volonté du commun des mortels, représentation faisant évidemment obstacle à l’objectif de contribuer à ce que les apprenants deviennent des citoyens-acteurs. Par l’effort de décentration qu’il impose, ce type de démarche favorise aussi le développement de la capacité des élèves à comprendre les contenus des documents, car le sens d’un document ne peut être convenablement saisi sans que le lecteur ait pris conscience de sa raison d’être dans le chef de son (ses) auteur(s) ou de son (ses) commanditaire(s).

Faut-il noter ce type de productions d’élèves?

Considérant que l’erreur est un «outil pour enseigner»1, qu’elle doit être considérée comme une information utile aux apprentissages et non comme une «faute», j’ai toujours refusé d’évaluer de manière sanctionnante les productions des élèves en dehors de moments consacrés spécifiquement (et obligatoirement) à l’évaluation certificative. Mais, vu la prégnance de la «culture des points» dans mon contexte professionnel, j’ai imaginé un moyen d’en tenir compte sans pour autant transiger avec mes convictions en la matière. J’attribuais des notes chiffrées à ces travaux, en fonction du degré de respect des consignes données, mais les élèves savaient qu’il s’agissait de notes à l’essai. Ce qui signifiait qu’elles ne pouvaient entrer en ligne de compte pour établir une note chiffrée certificative (note de période scolaire) que si elles contribuaient à améliorer la moyenne de l’élève concerné. Dans le cas contraire, il n’était pas tenu compte de cettenote à l’essai. Cette manière de faire, tout en contribuant à motiver davantage les élèves (soucieux d’obtenir de «bonnes notes»), permettait de leur éviter une grande partie du stress lié à la peur de l’échec2  

La description complète du dispositif didactique dont cette démarche fait partie figure dans B. Rey et M. Staszewski, Enseigner l’histoire aux adolescents. Démarches socio-constructivistes, pp. 147 à 158.  

1 J.-P. Astolfi, L’erreur, un outil pour enseigner, ESF, 1997.

2 Pour plus de détails concernant cette manière de concevoir et pratiquer l’évaluation en milieu scolaire, lire le chapitre «Questions d’évaluation» dans B. REY et M. STASZEWSKI, op. cit., pp. 91 à 99.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire