Michel Staszewski
Article paru dans Traces
de Changements, revue
du mouvement socio-pédagogique « Changements pour l’égalité », n°
252, septembre-octobre 2021, pp. 58-59.
Avant de lire le
commentaire qui suit, je vous invite à répondre à la question suivante : d’après
les informations contenues dans le texte qui suit, en quelle année est né
Jacques Thierry ? Justifiez votre réponse.
Jacques Thierry
apparait pour la première fois à Cormeilles le 10 janvier 1722 ; il
épouse alors Anne Dusault qui venait de perdre son mari, le
maréchal-ferrant Louis Vaugon. Jacques Thierry hérite ainsi à la fois de
la femme et de la forge où il travaillait peut-être comme ouvrier. Il a 25 ans ; Anne a
36 ans et une fille de 12 ans, Marie-Catherine, fille d’un premier mariage de
Louis Vaugon.
(…)
Le 10
juillet 1729, Anne Dusault meurt à son tour. Jacques Thierry, alors
âgé de 32 ans et chargé de 5 enfants (…), se décide immédiatement à la
remplacer ; cette nouvelle femme est toute trouvée : c’est Marie-Catherine
Vaugon, qui a maintenant 19 ans (…).
L’histoire
n’est pas finie : Marie-Catherine meurt le 13 décembre 1737, après avoir
donné 4 filles à Jacques Thierry. (…) Il se marie une troisième fois, le 10
avril 1741, avec Marie Gaudré.
Mais l’âge
et la pauvreté finissent par accabler ce robuste gaillard. En 1751, il n’a que
54 ans et figure parmi les pauvres de Cormeilles.
(…)
Extraits de D. Bataille et F. Minele « Vivre et
survivre sous l’Ancien Régime », La Documentation photographique n° 6021, Paris 1976, p. 26.
Cet exercice a été utilisé, à maintes reprises,
dans un cours d’histoire de quatrième secondaire. Les élèves devaient d’abord
répondre seul et par écrit à cette question, puis comparer leurs réponses par
trois et tâcher de se mettre d’accord pour proposer à la classe une réponse
argumentée commune, ou, à défaut, leurs diverses réponses et les justifications
de celle(s)-ci.
La réponse la plus souvent obtenue était « il est né
en 1697 », avec la justification suivante : « il avait 25 ans en
1722, 32 ans en 1729 et 54 ans en 1751 ».
En réalité, deux réponses étaient possibles :
1697 ou 1696, car ce texte nous apprend que Jacques Thierry avait 25 ans
le 10 janvier 1722, 32 ans le 10 juillet 1729, et 54 ans en 1751. S’il est né
après le 10 juillet, son année de naissance fut plus probablement 1696.
Quel est l’intérêt pédagogique de cette activité ? Je vous
invite à y réfléchir avant de poursuivre votre lecture.
Pensée divergente
La réponse ultra-majoritaire des élèves
s’explique par le fait que, habitués à cela depuis longtemps dans le contexte
scolaire, ils s’attendent à ce qu’à une question posée par un enseignant —
question dont le bienfondé est rarement questionné — corresponde toujours une
seule réponse. Et qu’en plus elle est certaine.
Dans une société qui se veut démocratique,
l’enseignement ne peut être dogmatique. L’École doit initier les élèves aux
démarches scientifiques dont les vérités sont toujours provisoires, particulièrement
dans le domaine des sciences humaines, dans lequel le degré de certitude est
souvent limité. Le but principal de cet exercice était donc de contribuer à
faire prendre conscience aux élèves de cette possible (et fréquente)
incertitude. Dans le domaine historique, les chercheurs honnêtes exposent avec
précaution les faits du passé qu’ils parviennent plus ou moins à
reconstituer, tenant compte des sources d’information dont ils disposent. Il
n’y a pas de raison que les enseignants fassent croire aux élèves que
l’Histoire serait une science exacte, positive que l’Histoire serait « donnée ». Toute
question de recherche posée aux élèves à propos d’une documentation devrait
être introduite par une formulation du type : « D’après le(s)
document(s) dont vous disposez… »
L’attitude intellectuelle consistant à envisager
plusieurs solutions à un problème, ce que les psychologues nomment la pensée
divergente, est constitutive de toute démarche
scientifique. Favoriser son développement chez les élèves devrait préoccuper
les enseignants de toutes les disciplines scolaires.
Dans tous les cours, les enseignants peuvent
imaginer des dispositifs didactiques dont la résolution implique d’utiliser la
pensée divergente.
Au cours d’histoire, ceux-ci peuvent être fondés
sur l’analyse de documents (écrits, objets, photos, films…) à propos desquels
leur sont posées des questions dont les réponses peuvent être incertaines et/ou
multiples. Mais d’autres types d’activités peuvent parfaitement faire
l’affaire. Parmi eux, celui des documents imaginaires. En voici
un exemple.
« Articles de presse »
Cette démarche se place à la fin d’un dispositif
didactique centré sur le thème des révolutions russes de 1917, au cours duquel
des élèves de cinquième secondaire ont été amenés à travailler sur des
documents d’époque et d’historiens, dans le but de s’approprier, entre autres,
le concept de double pouvoir, essentiel pour comprendre ce qu’est une
révolution au sens historique du terme : une situation de double pouvoir
implique que, sur un territoire donné, deux directions politiques revendiquent
chacune pour elle seule, avec l’appui d’une partie de la population concernée,
le droit de diriger ce territoire et le nie à l’autre. Une telle situation
dégénère souvent en guerre civile.
Groupés par deux, les élèves ont à rédiger un « article de
presse » d’au moins une page, dont le titre imposé est : « Situation
de double pouvoir à… [suit le nom de l’école de ces élèves] » (durée :
une période de cours de cinquante minutes). L’article devra décrire les évènements
ayant conduit à la situation de double pouvoir, ce qui s’est passé durant ce
moment et la sortie de cette situation.
Relevés par le professeur, les « articles » sont
annotés par lui pour le cours suivant. Une seconde période de cours, en
groupe-classe, est consacrée à la lecture puis à l’évaluation collective des
productions de sous-groupes volontaires.
Cette étape du travail permet à l’enseignant de
vérifier si les élèves se sont véritablement approprié le concept de double
pouvoir. Car il apparait en pratique qu’à ce moment de leur apprentissage,
certains confondent encore la notion de double pouvoir avec celle de
contrepouvoir : ils imaginent une révolte d’élèves prenant la forme d’une
manifestation ou d’une grève, soutenue ou non par certains adultes membres du
personnel de l’école, contre une décision de la direction qui leur apparait
comme injuste, mais sans remettre en question son pouvoir institutionnel. Alors
que d’autres, qui auront vraiment assimilé cette notion de double pouvoir, vont
imaginer qu’à la faveur d’un conflit divisant la communauté éducative, une
partie des membres de celle-ci, comportant à la fois des élèves et des membres
du personnel (et parfois des parents) va carrément remettre en question le
pouvoir de la direction en place et en choisir une autre qu’ils considèreront
dorénavant comme la seule légitime.
Ce type de démarche permet d’approfondir la
compréhension des concepts de situation révolutionnaire, et, plus largement, de
pouvoir politique. Demander aux élèves d’imaginer une situation de double
pouvoir dans un lieu qui leur est aussi familier que leur école se révèle, à
l’usage, extrêmement productif. Comme ils réfléchissent à partir d’un contexte connu
et vécu, donc qui les concerne, cet exercice est particulièrement motivant. Ils
introduisent d’ailleurs presque toujours dans leurs productions des problèmes
de la vie scolaire desquels ils sont partie prenante. Cette activité est donc
l’occasion de rendre beaucoup plus concrète pour eux la question du pouvoir, de
son partage, de ses enjeux. Le travail par deux puis en groupe-classe fait
aussi apparaitre et se confronter les représentations que les élèves se font
des mécanismes de prises de décision dans la mini-société que constitue leur
école. S’ils ont la chance de vivre dans un établissement scolaire où des
mécanismes de participation (délégués de classe élus, réunions de classe,
conseil de délégués, conseil de participation réunissant des représentants élus
des différents partenaires de la communauté éducative…) impliquent
effectivement les élèves et fonctionnent de manière satisfaisante, l’exercice
s’avèrera encore plus intéressant en rapport avec l’objectif central du cours
d’histoire, l’éducation à la citoyenneté active et critique.
La technique des documents imaginaires peut
concerner des thématiques historiques multiples. En plus de donner l’occasion
aux élèves d’approfondir leur appropriation d’une série de concepts, de
savoir-faire (tel que rédiger un texte argumentatif) et de les amener à
développer leur capacité à envisager plusieurs solutions à un problème, la
rédaction de documents imaginaires offre l’intérêt d’obliger les élèves à se
situer mentalement en position d’acteurs plutôt que de spectateurs de
l’histoire. Ce qui contribue à ébranler une représentation dominante de
l’histoire comme se déroulant en dehors de la volonté du commun des mortels,
représentation faisant évidemment obstacle à l’objectif de contribuer à ce que
les apprenants deviennent des citoyens-acteurs. Par l’effort de décentration
qu’il impose, ce type de démarche favorise aussi le développement de la
capacité des élèves à comprendre les contenus des documents, car le sens d’un
document ne peut être convenablement saisi sans que le lecteur ait pris
conscience de sa raison d’être dans le chef de son (ses) auteur(s) ou de son
(ses) commanditaire(s).
Faut-il noter ce type de productions d’élèves ?
Considérant que l’erreur est un « outil pour
enseigner »1, qu’elle doit être considérée comme une information utile
aux apprentissages et non comme une « faute », j’ai toujours
refusé d’évaluer de manière sanctionnante les productions des élèves en dehors
de moments consacrés spécifiquement (et obligatoirement) à l’évaluation certificative.
Mais, vu la prégnance de la « culture des points » dans mon contexte professionnel, j’ai imaginé un moyen d’en tenir
compte sans pour autant transiger avec mes convictions en la matière.
J’attribuais des notes chiffrées à ces travaux, en fonction du degré de respect
des consignes données, mais les élèves savaient qu’il s’agissait de notes à
l’essai. Ce qui signifiait qu’elles ne pouvaient entrer en ligne de compte
pour établir une note chiffrée certificative (note de période scolaire)
que si elles contribuaient à améliorer la moyenne de l’élève concerné.
Dans le cas contraire, il n’était pas tenu compte de cette note à l’essai. Cette manière de faire, tout en contribuant à motiver davantage les
élèves (soucieux d’obtenir de « bonnes notes »), permettait de leur éviter une grande partie du stress lié à la peur
de l’échec2.
La description complète du
dispositif didactique dont cette démarche fait partie figure dans B. Rey et
M. Staszewski, Enseigner l’histoire aux adolescents. Démarches socio-constructivistes,
pp. 147 à 158.
1 J.-P. Astolfi, L’erreur, un outil
pour enseigner, ESF, 1997.
2 Pour plus de détails concernant cette
manière de concevoir et pratiquer l’évaluation en milieu scolaire, lire le
chapitre « Questions d’évaluation » dans B. REY et M. STASZEWSKI, op. cit., pp. 91 à 99.
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