Michel Staszewski
Une version légèrement raccourcie de ce texte est parue dans le numéro 105
(septembre 2025) de "Palestine", revue de l'Association belgo-palestinienne
Le nettoyage
ethnique de la Palestine est indissociable du projet sioniste, une colonisation
de peuplement qui vise à remplacer la population locale par des Juifs venus d’ailleurs
Les premiers
sionistes émigrent d’Europe vers la Palestine, qui faisait alors partie de
l’Empire ottoman, vers 1880. Ce territoire est alors peuplé d’environ 500.000
habitants, dont 85 % de musulmans, 10 % de chrétiens et 5 % de juifs. Cette
minorité juive autochtone ne se distingue des autres habitants de cette région
que par sa religion. Sa langue usuelle est l’arabe palestinien. Elle n’utilise
l’hébreu (ancien) que pour l’accomplissement des rites religieux. Elle ne peut
être qualifiée de sioniste car elle ne manifeste aucune aspiration à ne vivre
qu’entre Juifs et certainement pas à la création d’un État juif.
Les « sionistes
socialistes », champions de l’éviction des Palestiniens
Par contre les
premiers immigrants sionistes partagent tous le même projet de créer un État
juif en Palestine. Mais ils sont divisés entre ceux qui sont prêts à engager, à
bas prix, dans les entreprises qu’ils créent, de la main d’œuvre locale pour
les fonctions subalternes et les « sionistes socialistes » qui
l’excluent, au nom du refus de l’« exploitation de l’homme par
l’homme ». Ce courant « sioniste socialiste » va bientôt
dominer, et pour longtemps, le Yishouv[1]
sioniste. L’historien Henry Laurens note à leur sujet : « Le
paradoxe historique vient de ce que ce sont les tenants de la lutte des classes
qui introduisent le conflit national en Palestine. Cette situation de rivalité
économique entre les deux mains-d’œuvre s’accompagne d’un discours dépréciatif,
voire franchement raciste, de la part des ouvriers juifs envers leurs
concurrents arabes. »[2]
Dès 1901, sur
décision du cinquième Congrès sioniste, est créé le « Fonds national
juif » (Keren Kayemet LeIsraël ou KKL). Son rôle essentiel sera de
réunir des fonds pour l’achat de terres en Palestine, déclarées « propriété
inaliénable du peuple juif » afin de constituer une réserve foncière (…)
destinée à être affermée à bail héréditaire aux colons sionistes, à
condition qu’ils n’emploient pas de main d’œuvre arabe »[3].
Le déplacement forcé
des paysans palestiniens non propriétaires des terres sur lesquelles ils
travaillaient commence donc, à petite échelle, bien avant la création de l’État
d’Israël.
1948 et après : une nakba
continue
En 1947, les Juifs
ne constituent encore que moins d’un tiers de la population totale de la
Palestine. En novembre de cette année-là, la décision prise par l’Assemblée
générale de l’O.N.U., contre l’avis unanime des Palestiniens, de créer un
« État juif » sur 56 % du territoire de la Palestine, bien
qu’accueillie favorablement par les dirigeants sionistes, va cependant, de leur
point de vue, les placer devant un problème redoutable : 45 % des habitants du
territoire qui leur est alors attribué sont des Arabes, musulmans et chrétiens.
Profitant de leur
supériorité militaire, ils vont « régler ce problème » en appliquant
leur plan Dalet : préparé dès la fin des années 1930, son but
était de provoquer le départ forcé d’un maximum d’Arabes des territoires
contrôlés par les forces sionistes[4].
C’est ainsi qu’à la veille de l’entrée en Palestine de contingents armés de
cinq États arabes, le 15 mai 1948, près de 400.000 Palestiniens ont déjà été
expulsés du territoire alors contrôlé par les groupes armés sionistes ou l’ont
fui, terrorisés par des massacres commis par ces mêmes groupes.
A la fin des combats
(juillet 1949), ce sont entre 750.000 et 800.000 Palestiniens, soit environ 80
% de ceux qui habitaient le territoire désormais sous le contrôle de l’État
d’Israël (78 % de la Palestine mandataire[5]) qui
auront été chassés et empêchés de revenir. Ceux qui n’ont pas quitté ce
territoire ou qui ont réussi à y revenir clandestinement ne constituent alors
plus que 17 % de la population de l’« État juif ».
Dans les années suivantes,
ces exilés seront remplacés par des centaines de milliers de Juifs venus
essentiellement d’Europe et, surtout, du monde arabe.
La fin des combats
ne signifie pas celle des expulsions. Non seulement l’armée israélienne traque et
tue ceux des exilés qui tentent de revenir dans leurs foyers mais elle organise
de nouvelles expulsions. C’est ainsi que plusieurs milliers d’habitants d’al-Majdal
(renommée « Ashkelon » par les Israéliens) seront expulsés du
territoire désormais devenu Israël entre décembre 1949 et l’automne 1950. Entre
1949 et 1951, 17.000 bédouins sont chassés du désert du Naqab (Néguev) vers la
Jordanie et l’Égypte.[6]
L’historien israélien Ilan Pappe mentionne des expulsions massives jusqu’en
1953. En 1956, le général Yitzhak Rabin fera encore expulser 700 personnes vers
la Syrie. Et, en 1962, 750 membres de la tribu bédouine d’al-Hawashli seront
embarqués dans des camions et conduits hors du pays.[7]
1967 : un nettoyage
ethnique massif… mais incomplet… qui se poursuit
En juin 1967,
l’armée israélienne conquiert le reste de la Palestine, le plateau syrien du
Golan et le désert égyptien du Sinaï (seul ce dernier sera évacué et rendu à
l’Égypte, par étapes, entre 1979 et 1982). Cette conquête s’accompagne à
nouveau d’un nettoyage ethnique des populations arabes de ces territoires mais
qui ne réussira qu’en partie : il sera quasi-total sur le plateau du Golan
(110.000 expulsés sur un total de moins de 120.000 habitants) mais les
Israéliens ne réussiront à forcer à l’exil « que » 100.000 exilés de
1948 et 200.000 habitants non exilés de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie. Concernant
la bande de Gaza, sur un total de 385.000 habitants, moins de 50.000 fuiront,
seront chassés ou incités financièrement à partir.[8]
Même si, depuis
lors, et continuellement, des milliers de Palestiniens seront encore contraints
à l’exil par les autorités israéliennes sous divers prétextes, sur l’ensemble
du territoire de la Palestine, désormais entièrement sous domination
israélienne, la proportion de Palestiniens ne cessera d’augmenter au point de
dépasser aujourd’hui légèrement la population juive.
A défaut de pouvoir
les expulser totalement de leur pays, les dirigeants israéliens refusent
d’accorder des droits politiques aux Palestiniens des territoires conquis
depuis 1967, même à ceux de Jérusalem-est, territoire pourtant annexé à Israël
et leur rend la vie quotidienne de plus en plus insupportable.
En Cisjordanie, le
morcellement du territoire consécutif aux accords d’Oslo de 1993, la poursuite
de l’occupation militaire et de la colonisation, les destructions de bâtiments
construits « illégalement », les déplacements forcés de
Palestinien·nes au sein des territoires occupés et les entraves quotidiennes mises
à leur circulation rendent la vie économique et sociale de plus en plus
pénible. A quoi s’ajoute la répression implacable de toute forme de résistance
et l’agressivité de plus en plus meurtrière - et impunie - des colons. Tout
cela va pousser une petite minorité d’habitants qui en ont la possibilité à s’expatrier.
Le génocide des Gazaouis
au service du nettoyage ethnique
Après la prise du
pouvoir par le Hamas à Gaza en 2007, les dirigeants israéliens décrètent que ce
territoire, déjà sous blocus hermétique depuis le départ des colons juifs en
2005, devient une « entité hostile ». Les Gazaouis sont dès lors
sévèrement rationnés en biens aussi indispensables que la nourriture, l’eau
potable, les matériaux de construction, les équipement médicaux, les
médicaments, les carburants et l’électricité. Ils seront aussi régulièrement victimes de nombreux et meurtriers
bombardements ainsi que d’incursions militaires terrestres tout aussi
sanglantes.
En 2012, l’O.N.U.
publie un rapport prédisant que si un tel blocus se poursuit, la vie y sera
devenue impossible en 2020.[9] Mais en 2017, Robert Piper, coordinateur des
affaires humanitaires pour le territoire palestinien occupé, affirme dans un
autre rapport[10]
que les conditions de vie à Gaza sont déjà devenues invivables : 90 % des
entreprises ont cessé leurs activités ; plus de 60 % des jeunes sont sans
emploi ; plus de 96 % de l’eau est impropre à la consommation ; la
distribution d’électricité oscille entre 4 et 8 heures par jour. Pour survivre,
80 % de la population dépend désormais de l’aide humanitaire fournie par
l’O.N.U. ou par des organisations non gouvernementales.
L’opération armée menée
par le Hamas le 7 octobre 2023 a servi de prétexte au gouvernement d’extrême
droite, parvenu au pouvoir en décembre 2022, pour mettre en œuvre un plan
visant, à terme, à vider la bande de Gaza de ses habitants palestiniens. Le
génocide en cours, même s’il fait un nombre énorme de victimes, ne vise pas à massacrer
ou à faire mourir de faim l’ensemble de la population de ce territoire. Il est l’épouvantable
moyen utilisé pour provoquer le départ massif des survivant·es. Le premier ministre
israélien ne s’en cache absolument pas.
Tout au long du combat que les dirigeants sionistes ont mené pour concrétiser leur projet d’établir puis de maintenir un « État juif » en Palestine, ils ont mis en pratique, à grande ou à petite échelle selon les circonstances, ce crime contre l’humanité que constitue le nettoyage ethnique des Palestinien·nes. Depuis octobre 2023, cette obsession de vider les territoires sous le contrôle d’Israël d’un maximum d’« Arabes » les a conduit, à Gaza, à perpétrer le pire des crimes de masse, un génocide, dont ils espèrent que les survivant·es finiront par se résigner à l’exil.
[1] Yishouv :
« peuplement » en hébreu.
[2] H.
LAURENS, La Question de Palestine, Tome premier, Fayard, 1999, p.
219.
[3] N.
PICAUDOU, Les Palestiniens. Un siècle d’histoire, éd. Complexe, 2003, p.
23.
[4] I.
PAPPE, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2006, pp. 41 à 45.
[5]
Palestine mandataire : Territoire palestinien sous « mandat »
(protectorat) britannique, de 1920 à 1948.
[6] H.
LAURENS, op. cit., Tome 3, pp. 299-300.
[7]
I.PAPPE, op. cit., p. 284.
[8] T.
SEGEV, 1967, six jours qui ont changé le monde, Denoël, 2007, p.537.
[9] Gaza
in 2020. A liveable place ? A report by the United Nations Country
Team in the occupied palestinian territory, août 2012.
[10] Gaza
Ten years later, United Nations Country Teams in the occupied palestinien
territory, juillet 2017.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire