Article paru in Mrax-info n° 184, septembre-octobre 2008, pp. 4 à 6
L'Ecole, lieu d'apprentissage du vivre ensemble
L’Ecole a longtemps été réservée à une élite. En Belgique, ce n’est que dans l’Entre-deux-guerres, que la fréquentation de l’enseignement primaire s’est généralisée. Et il a fallu attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que la majorité des jeunes bénéficie également d’un enseignement secondaire. Cette massification de la fréquentation scolaire a rendu les écoles de plus en plus socialement hétérogènes, malgré le développement concomitant de filières de seconde zone et d’écoles de relégation.
Dans le même temps a crû le nombre des immigrés et la diversité de leurs origines géographiques. Ce qui a encore augmenté l’hétérogénéité de la population scolaire puisqu’aux différences culturelles liées à l’appartenance à différentes classes sociales s’est ajoutée une diversité ethnique et philosophico-religieuse de plus en plus grande, particulièrement prononcée dans les villes.
Cette évolution rapide et fondamentale a été, jusqu’ici, très insuffisamment prise en compte par le système scolaire. C’est ainsi, par exemple, que, quel que soit le niveau d’enseignement où ils fonctionnent, les enseignants sont, encore aujourd’hui, fort peu formés à gérer cette diversité. La recherche en sociologie de l’éducation a pourtant, depuis longtemps, largement démontré que les principales victimes de ce manque d’outillage professionnel des enseignants sont les élèves issus de milieux culturellement les plus éloignés de la culture dominante de l’Ecole, à savoir ceux qui sont issus de familles pauvres[1] d’origine étrangère.[2]
L’enjeu est de taille car l’Ecole, devenue pour la quasi-totalité de la population un passage obligé, du préscolaire au secondaire, n’est pas un service au public comme un autre. Elle est devenue une institution-clé de toute société démocratique. En effet, contrairement à ce qui se passe dans le monde associatif où les personnes se trouvent réunies en fonction de leurs affinités (communauté de centres d’intérêts ou d’opinions, mêmes origines géographiques, groupes d’entraide réunissant des personnes affrontant le même type de difficultés, …), les écoles, au moins celles qui appartiennent aux différents réseaux publics, font se fréquenter sur le long terme des enfants et des jeunes qui ne sont pas réunis sur base de leurs goûts, leurs opinions ou leurs appartenances culturelles. Elles constituent par conséquent des mini-sociétés où peut s’expérimenter le vivre ensemble. Si cette expérience se passe mal, c’est-à-dire si les élèves vivent comme une épreuve désagréable, voire douloureuse la fréquentation quotidienne d’autres élèves - et de professeurs - issus de « mondes » différents, cela laisse mal augurer de la manière dont ils appréhenderont ensuite le monde « du dehors ». Le combat pour développer la « mixité sociale » dans les écoles est donc primordial, non seulement pour garantir l’accès de tous à un enseignement de qualité mais également pour favoriser la paix civile, dans une Société qui est devenue largement multiculturelle.
Neutralité / laïcité / pluralisme
Dans ce contexte, je suis convaincu que cette paix civile ne peut qu’être favorisée si la reconnaissance du fait multiculturel passe par des actes concrets posés par l’institution scolaire. Et, les symboles ayant leur importance, je considère comme un signe indéniable d’ouverture, l’acceptation du port de signes religieux ou philosophiques, hormis bien sûr ceux qui relèveraient d’idéologies fascistes ou racistes, manifestement contraire aux valeurs démocratiques qui sont au fondement de l’Ecole publique.
Car la neutralité de l’enseignement public est un mythe. Personne n’est « neutre » idéologiquement parlant. Les programmes scolaires ne le sont pas non plus. Les décrets concernant la « neutralité » dans les écoles publiques[3] n’enjoignent d’ailleurs pas aux enseignants d’être neutres mais leur interdit, dans le cadre de leur fonction, toute forme de prosélytisme religieux ou philosophique ainsi que de militantisme politique. Quant aux élèves, les deux décrets stipulent qu’ils ont la liberté de manifester leur religion ou d’autres convictions et d’en débattre « à condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques ». Conditions auxquelles a été ajoutée, dans le décret de 1994, celle du « respect du règlement d’ordre intérieur de l’établissement ». C’est cet ajout, porte ouverte à l’arbitraire, qui a permis l’introduction dans ces règlements d’articles interdisant le « port de tout couvre-chef » ou le « port de signes religieux ». [4]
Une Ecole publique ouverte à tous ne peut pas non plus être « laïque » au sens philosophique du terme. C’est-à-dire qu’elle ne peut exiger, ni des élèves, ni des enseignants qui la fréquentent d’adhérer à une vision du monde et une philosophie de vie dégagées de toute référence à une vérité révélée ou à l’existence d’entités surnaturelles. Mais l’Ecole publique, dont les valeurs de base sont celles de la démocratie, doit être « laïque » au sens politique du terme : elle ne doit prendre parti pour ou contre aucun système philosophique ou religieux.[5] Cependant, vu l’ambiguïté que recèle le mot « laïque », je préfère qualifier de « pluraliste » l’Ecole publique de mes rêves. Cette dénomination permet d’affirmer à la fois une volonté de ne pas prendre parti mais aussi celle d’accueillir les jeunes sans a priori vis-à-vis de leurs choix philosophiques ou religieux.
Le religieux hors de l’Ecole ?
Dans un article intitulé Pour l’interdiction du port du voile islamique à l’école[6], Pascal Piraux, professeur de morale, affirme que « La religion est une affaire privée qui n’a rien à faire à l’école ». Plus loin, il ajoute : « Notre combat pour la laïcité de l’école proscrit le religieux hors des enceintes scolaires ». Ainsi s’expriment certains « militants laïcs ».
Je défends, quant à moi, le principe d’une Ecole publique ouverte à tous sans discrimination, ni sociale, ni ethnique, ni idéologique. Or, la majorité des élèves qui me sont actuellement confiés sont croyants et le plus souvent pratiquants, de diverses religions[7]. De plus, force m’est de constater que cet aspect de leur identité est généralement vécu par eux comme très important. Je me demande dès lors comment on peut affirmer comme le fait Pascal Piraux que « la religion ne concerne plus l’école ».
Si elle veut vraiment s’occuper de l’éducation de TOUS les jeunes qui lui sont confiés, l’Ecole publique doit AUSSI se montrer accueillante vis-à-vis des croyants pratiquants.
Encourager la réflexion critique, refuser le prosélytisme
Que cela implique-t-il sur le plan pédagogique ? Est-il défendable d’exiger des élèves, comme le fait Nadia Geerts[8], de « laisser leurs particularismes au vestiaire »[9] ? Je pense au contraire que les enseignants doivent tenir compte de ce que sont leurs élèves sur le plan identitaire. S’il est techniquement possible de « laisser son foulard au vestiaire », il n’en est pas de même pour ses convictions intimes : l’interdiction du port du voile par les élèves ne peut avoir pour effet que de « voiler » les convictions de celles-ci, pas de les leur ôter. C’est pourquoi je juge important que l’Ecole publique accorde une place significative à l’étude comparée des principales options philosophiques et religieuses. Ce qui n’est pas le cas actuellement : l’état des choses instauré par le « pacte scolaire » tel qu’il est appliqué depuis 1959 ne favorise nullement les échanges et donc la réflexion personnelle des enfants et des jeunes à propos des questions existentielles et éthiques (le sens de la vie, l’amour, la mort, les notions de bien et de mal, …). Car le fait de séparer les élèves et de les confiner dans des « chapelles » idéologiques choisies une fois par an par leurs parents (ou par eux-mêmes quand ils deviennent majeurs) favorise au contraire l’endoctrinement et le repli communautaire. Je ne dis pas que tous les professeurs de « cours philosophiques » sont des propagandistes mais je suis absolument certain que le système d’organisation actuel favorise les endoctrinements, d’autant plus que ce sont les organes représentatifs des différentes confessions religieuses qui choisissent les professeurs de cours de religion. Et ma longue expérience professionnelle dans l’enseignement public (trente-trois années dans une quinzaine d’écoles différentes), me permet de témoigner du fait que, même si les professeurs de morale non confessionnelle ne sont pas nommés par le Centre d’Action Laïque, cette tendance à « prêcher pour sa chapelle » (laïque dans ce cas) existe aussi dans le chef de beaucoup d’entre eux.
De plus, je trouve cette séparation des élèves profondément préjudiciable du point de vue symbolique : alors qu’ils sont réunis dans tous les autres cours[10], on les sépare quand il s’agit d’aborder ces questions fondamentales. Qui pourrait nier que cette manière de faire favorise les replis communautaires ?
C’est pourquoi je suis tout à fait favorable à ce que les cours dits « philosophiques », soient remplacés par un seul cours de philosophie, non partisan, dont le but serait de nourrir la quête identitaire de tous les jeunes par l’examen comparé des réponses que les différents systèmes philosophiques, religieux ou non, apportent aux questions existentielles qu’ils se posent forcément.
Pour des accommodements raisonnables
Une démocratie digne de ce nom doit prendre soin de ses minorités. Dans cet esprit, depuis le milieu des années 1980, le Canada a intégré dans son droit du travail le principe des « accommodements raisonnables ». Celui-ci permet de prendre en compte des revendications particulières de personnes appartenant à des minorités (religieuses mais aussi ethniques, ou présentant des différences ou des handicaps physiques), dans la mesure où la satisfaction de ces demandes est finançable, où elle n’empêche pas l’institution de fonctionner et où elle ne porte pas préjudice à un autre groupe. Dans cet esprit et ces limites, des demandes liées à des conceptions particulières de la pudeur ou portant sur des possibilités de choix alimentaires dans les cantines scolaires ou sur l’autorisation de s’absenter exceptionnellement pour des raisons religieuses devraient pouvoir être prises en compte. Des « accommodements raisonnables » se pratiquent d’ailleurs déjà dans beaucoup d’établissements scolaires, où ils contribuent grandement à ce que les jeunes issus des minorités concernées par ces mesures se sentent les bienvenus dans leur école.
La question du voile islamique - au même titre que, par exemple, celle de la kippa juive ou du turban sikh - devrait, à mon sens, être abordée dans le même esprit. Son port par les élèves à l’école me semble tout à fait acceptable à condition qu’il n’empêche pas la bonne marche des établissements. Il faut donc encadrer ce droit en définissant clairement ce qui est admissible (par exemple un foulard se limitant à couvrir les cheveux et le cou) et ce qui ne l’est pas (par exemple un voile couvrant la moitié du corps parce que cela constituerait un signe d’appartenance religieuse trop ostensible).
Des problèmes particuliers tels que celui du port du foulard durant les cours d’éducation physique ou la réticence de certaines jeunes filles à participer à des séances de natation devraient pouvoir se résoudre par le dialogue des directions d’école et des enseignants avec les élèves concernées ainsi qu’avec leurs familles. A condition qu’il s’agisse de dialogues véritables entre partenaires respectueux les uns des autres, ce qui implique que les différents points de vue soient réellement pris en compte.
Accommodements raisonnables : le cas particulier et délicat des enseignants
Les décrets « neutralité », déjà cités, distinguent nettement le cas des élèves de celui de leurs enseignants. De ces derniers il est exigé de renoncer, dans le cadre de leur pratique professionnelle, à toute forme de militantisme en faveur de quelque idéologie que ce soit[11]. Je suis tout à fait de cet avis. Les enseignants des écoles publiques ont pour mission commune de contribuer à outiller intellectuellement les élèves pour les amener à penser de manière autonome et donc critique. La déontologie de leur métier interdit aux enseignants de profiter de leur position institutionnelle pour chercher à influencer les opinions des élèves qui leurs sont confiés. En matière d’accommodements raisonnables, le cas des enseignants se distingue donc, dans une certaine mesure, de celui des autres agents des services publics. D’autant plus qu’ils sont amenés à entretenir une relation de longue durée avec des enfants ou des adolescents et qu’ils sont chargés de deux missions qui leur donnent beaucoup de pouvoir sur eux : contribuer à leur éducation et, sauf dans le préscolaire, évaluer leurs apprentissages de manière certificative.
Cela implique-t-il que les enseignants doivent cacher leurs opinions personnelles, de manière à apparaître « neutres » ou « objectifs » aux yeux des élèves ? Je ne le pense pas. Je suis au contraire convaincu qu’il est pédagogiquement intéressant que les élèves prennent conscience que leurs enseignants ont des opinions personnelles et que celles-ci ont, qu’ils le veuillent ou non, une influence sur leur enseignement. Il en découle que je trouve parfaitement acceptable que des enseignants qui ont l’habitude de se vêtir en dehors de l’école d’une façon telle que soit visible une appartenance philosophique et/ou ethnique, puissent continuer à le faire dans l’enceinte de l’école. A condition bien sûr que ces choix personnels ne témoignent pas d’une adhésion à un système de pensée incompatible avec les valeurs fondamentales de l’Ecole publique (voir plus haut).
Ceci dit, je suis également convaincu qu’il est très important que les enseignants usent de cette possibilité avec la plus grande modération, conscients qu’ils doivent être du fait qu’en tant qu’adultes chargés d’éducation ils constituent, qu’ils le veuillent ou non, des modèles pour leurs élèves. C’est pourquoi, par exemple, je n’admettrais pas que des enseignants, vêtus en dehors de l’école de manière « non marquée » philosophiquement, adoptent expressément, sur leur lieu de travail un vêtement philosophiquement marqué. Car dans ce cas, ils manifesteraient clairement une intention militante incompatible avec leur fonction.
Pour conclure
Penser l’Ecole publique comme un lieu privilégié de l’apprentissage du vivre ensemble dans une société pluri-ethnique et pluri-philosophique est un défi crucial. C’est la viabilité d’une démocratie digne de ce nom qui est en jeu : celle qui prend soin de ses minorités et refuse d’intimer à ceux qui en font partie de renier leurs particularismes. C’est compliqué ? Oui. L’organisation de la vie en commun dans une démocratie est beaucoup plus complexe que celle d’une dictature. Mais le jeu en vaut la chandelle.
enseignant dans le secondaire et collaborateur scientifique du Service des Sciences de l’Education de l’U.L.B. Octobre 2008
[1] De mon expérience d’enseignant ayant enseigné dans de nombreuses écoles sociologiquement très différentes les unes des autres, je retire la conviction que les différences culturelles entre personnes issues de classes sociales différentes ont un impact au moins aussi important sur les conditions d’apprentissage que celles qui proviennent de différences ethniques. Mais dans le cas des élèves issus de classes sociales défavorisées et de cultures minoritaires, ces différences se cumulent.
[2] Cf., entre autres, BOURDIEU, P. et PASSERON, J.-C., La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Ed. de Minuit, Paris, 1970 / CHARLOT, B., BAUTIER, E. et ROCHEX, J.-Y., Ecole et savoir dans les banlieues … et ailleurs, Armand Colin, Paris, 1992 / LAHIRE, B., Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard - Le Seuil, Paris, 1995.
[3] Décret définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté (31/03/1994) et Décret organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné (17/12/2003).
[4] Nuance intéressante, dans le décret de 2003 (c’est moi qui souligne): « Le règlement d’ordre intérieur de chaque établissement peut prévoir les modalités selon lesquels les droits et libertés précités sont exercés. »
[5] Lire à ce sujet JACQUEMAIN, M. et ROSA-ROSSO, N. (dir.), Du bon usage de la laïcité, Aden, Bruxelles, 2008 et, en particulier l’article Les deux laïcités, pp. 5 à 9.
[6] Article paru dans L’Ancre rouge (n° 9, avril 2008, pp. 14 à 16), publication de la Régionale de Bruxelles de la CGSP- Enseignement.
[7] J’enseigne l’histoire en 4e, 5e et 6e secondaire dans un établissement d’un quartier populaire de la région bruxelloise.
[8] Autre professeur de morale, auteure de L’Ecole à l’épreuve du voile (Ed. Labor, Loverval, 2006).
[9] Tribune - CGSP enseignement, du 26-11-2007, p. 12.
[10] Sauf celui d’éducation physique, cas particulier dont il ne sera pas question ici.
[11] Cf. l’article 4 de la loi du 21 mars 1994 (enseignement de la Communauté française) et l’article 5 de la loi du 17 décembre 2003 (enseignement officiel subventionné).
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