En 1831, lors des premières élections organisées dans la Belgique indépendante, 1,1 % des Belges, uniquement des hommes, purent voter. La plupart des habitants de ce pays savent, pour l’avoir appris à l’école, que l’extension très progressive du droit de vote a été le résultat de luttes parfois sanglantes. Ils ignorent par contre souvent qu’un autre long combat fut mené parallèlement au premier : celui visant à garantir l’honnêteté des scrutins. Ce n’est qu’en 1877 que la loi rendit obligatoire l’usage du « compartiment-isoloir » dans un bureau de vote, de manière à garantir le secret des votes et empêcher ainsi la corruption des électeurs par l’achat de leur(s) voix. Et il fallut attendre 1920 pour que le secret du vote devint enfin un prescrit constitutionnel.[1] Aujourd’hui, le code électoral relatif au vote papier est un document imposant réglant minutieusement toutes les étapes des processus électoraux, de la constitution des listes de candidats à la totalisation des votes.
Un système « expérimental »
En 1991, à l’initiative du gouvernement, deux systèmes de vote et de dépouillement automatisés étaient introduits, à titre expérimental, dans deux cantons. Ces innovations furent présentées aux parlementaires comme ayant une portée purement technique[2]. Dès 1994, sans qu’un débat de fond ait été mené au Parlement, une autre loi fut votée, permettant d’étendre l’« expérience » par simple arrêté royal. C’est ainsi que depuis les élections de 1999, 44 % des électeurs (100 % à Bruxelles, 49 % en Flandre et 20 % en Wallonie) sont soumis à un système de vote et de totalisation électroniques.
Ce n’est qu’en 2008 que fut enfin organisé au Parlement fédéral un vrai débat de fond sur les enjeux et l’avenir de l’automatisation des scrutins. Les experts entendus par les commissions conjointes (Chambre et Sénat) de l’Intérieur condamnèrent presque tous le système utilisé en Belgique. Ce qui n’empêcha pas une majorité des parlementaires de décider que le système en vigueur, dont le matériel était pourtant périmé, serait à nouveau utilisé lors des élections de juin 2009. Ceci tout en prônant une nouvelle « expérimentation », celle d’un système automatisé générant des tickets en papier destinés à un « recomptage éventuel ».
Contrôle populaire
Nous vivons dans une démocratie de type représentatif : l’essentiel du pouvoir politique y est détenu par des représentants des citoyens et non par chacun d’entre eux. La souveraineté populaire ne s’exerce que les jours d’élections. Celles-ci fondent la légitimité démocratique du pouvoir dont disposeront, durant une mandature, les représentants choisis, directement ou indirectement, par les électeurs. Pour rendre incontestables les résultats d’une élection, il faut établir des règles contraignantes et claires, permettant à chacun de constater que ces résultats sont bien conformes au choix, librement exprimé, des électeurs. Plus précisément, ces derniers doivent être en mesure de s’assurer :
1. que toutes les personnes jouissant légalement du droit de vote et seulement celles-ci puissent effectivement voter ;
2. que l’électeur vote librement (sans contrainte), ce que garantit le secret du vote ;
3. que pour chaque élection, l’électeur a droit à une et une seule voix ;
4. que chaque vote émis conformément à la loi est pris en compte, une et une seule fois, lors de la totalisation.
2. que l’électeur vote librement (sans contrainte), ce que garantit le secret du vote ;
3. que pour chaque élection, l’électeur a droit à une et une seule voix ;
4. que chaque vote émis conformément à la loi est pris en compte, une et une seule fois, lors de la totalisation.
Pour que ce contrôle populaire soit possible, l’ensemble des opérations électorales, de la constitution des listes de candidats à la totalisation des votes doit être surveillé par les électeurs eux-mêmes. C’est le cas avec le système de vote traditionnel : chaque étape des opérations électorales est contrôlée par des citoyens-électeurs, parmi lesquels les présidents et assesseurs des bureaux de vote et de dépouillement ainsi que les témoins des partis politiques qui présentent des listes de candidats.
Chèque en blanc
Dans le cas du vote électronique, par contre, le contrôle citoyen est quasi nul : les seules vérifications que les électeurs responsables des bureaux de vote peuvent effectuer concernent l’identité des votants et le respect d’un protocole technique dont ils ne sont pas en mesure de saisir les enjeux. Ce qui explique d’ailleurs qu’ils s’en remettent souvent à des techniciens qui sont soit des fonctionnaires soit des employés des firmes privées chargées par contrat de l’entretien et de la maintenance des machines.[3]
En tant qu’électeurs, nous sommes contraints de faire aveuglément confiance au système : pour exprimer notre choix, nous recevons une carte magnétique. Le président du bureau de vote « initialise » cette carte avant de nous la confier, ce qui revient paraît-il à y inscrire un vote blanc. Elle détient donc des informations que le citoyen ne voit pas. Est-ce la seule information qui s’y inscrit ? On nous dit que oui mais nous ne pouvons en être certains car nous ne voyons rien. Dans le cas du bulletin papier, nous pouvons le vérifier sans difficulté. Nous désignons ensuite notre (nos) candidat(s) au moyen d’un crayon optique et notre choix s’affiche sur un écran. Lorsque nous "validons" notre choix, sommes-nous certains qu’il s’inscrit sur la carte magnétique que nous avons introduite dans la fente prévue à cet effet ? Comment pourrions-nous en être sûrs puisque nous ne voyons rien ? Sommes-nous certains que ce sont les seules informations qui s’enregistrent ? Pas plus. Quant au dépouillement, il n’existe tout simplement plus. Ce sont des machines qui effectuent les totalisations … sous le contrôle (?) des techniciens des firmes qui les ont installées. Depuis 1999, un « collège d’experts » dont les membres (treize au maximum) sont désignés par les différents parlements, est chargé de vérifier le bon déroulement des opérations électorales. Dans leurs rapports, ils soulignent à chaque fois le caractère très partiel des contrôles qu’ils sont en mesure d’effectuer. Ce qui ne les empêchent pas de signaler, pour chaque élection, de nombreux dysfonctionnements. C’est ainsi, par exemple, que le rapport concernant les élections de mai 2003 nous apprend qu’un candidat a obtenu plus de voix de préférence que le total des voix attribuée à sa liste ! Mais pour un dysfonctionnement détecté parce qu’il fait apparaître un résultat aberrant ou parce qu’il bloque le système, combien restent invisibles ? N’oublions pas que ceux qui gèrent les machines sont essentiellement des employés des firmes qui les vendent. N’est-il pas dans l’intérêt de ces sociétés de minimiser le plus possible les dysfonctionnements de ces systèmes pour garder la confiance de leurs clients (le Ministère de l’Intérieur et les Régions) ?
Le vote électronique utilisé en Belgique, est très coûteux[4], non fiable et non contrôlable par les électeurs. Le nouveau système automatisé que veut « expérimenter » le gouvernement fédéral implique l’ajout d’une imprimante à chaque ordinateur de vote, de manière à générer un bulletin en papier par vote en vue de recomptages « éventuels ». Cette nouveauté coûtera forcément encore beaucoup plus cher et ne serait acceptable d’un point de vue démocratique qu’à condition d’organiser un dépouillement systématique de ces bulletins, sous le contrôle des électeurs. Mais alors pourquoi ne pas en rester au vote papier ?
Technocratie
La Belgique est aujourd’hui le seul des 27 Etats de l’Union européenne à encore imposer à un nombre significatif de ses citoyens un système de scrutin automatisé. Ce qui n’empêche pas certains parlementaires de notre pays de prôner un système encore plus « moderne » : le vote par Internet. De quoi en finir une fois pour toutes avec la garantie du secret des votes ?[5]
Quand l’organisation et le contrôle des opérations électorales sont réservés à des spécialistes, la technocratie remplace la démocratie et les citoyens deviennent des "consommateurs d’élections". Cette banalisation de l’acte de choisir ses représentants politiques, rabaissé au niveau d’un sondage d’opinion ou d’un retrait d’argent à un terminal bancaire est aussi une catastrophe en terme d’éducation politique des jeunes car ils reçoivent le message suivant : les élections aussi sont une affaire de spécialistes. Qu’on ne s’étonne plus alors que les jeunes se désintéressent de la politique, considérant qu’elle est l’affaire de professionnels, les politiciens, comme l’électronique est l’affaire des électroniciens et l’automobile l’affaire des mécaniciens !
[1] Cf. BOURGAUX, A.-E., « Le vote automatisé : du mythe de Prométhée à celui de Frankenstein », in Les élections dans tous leurs états. Bilan, enjeux et perspectives du droit électoral, actes du colloque organisé par le Centre de droit public de l’U.L.B., septembre 2000, Bruylant, Bruxelles, 2001, pp.157 à 245.
[2] Ibidem, p. 164.
[3] Cf., par exemple, le Résumé des Irrégularités constatées à Ixelles le 8 octobre 2006 (http://www.poureva.be/spip.php?article457).
[4] Cf. Le Ministère de l’Intérieur révèle le coût réel du vote électronique (http://www.poureva.be/spip.php?article227).
[5] Cf. STASZEWSKI, M., Le vote à distance n’est pas démocratique (http://www.poureva.be/spip.php?article593).
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