J'ai créé ce blog pour réunir en un même lieu virtuel des documents personnels ou collectifs, d'époques et de sujets variés, publiés ou non. Vos commentaires sont les bienvenus, même les plus critiques, s'ils restent courtois. Bonne lecture/vision/audition.

Remarques pratiques :

1. Cliquer dans la colonne de droite sur une rubrique vous permet de choisir une thématique qui vous intéresse et d'accéder à l'ensemble des publications qui la concerne.

2. Pour rechercher un article, vous pouvez également taper un mot clé dans le moteur de recherche situé en haut à gauche de cette page.

3. Si vous souhaitez être prévenu des nouveautés sur ce blog, indiquez votre adresse électronique dans l'espace prévu à cette fin (en bas de la colonne de droite).

4. Veuillez noter que l'ordre des parutions sur ce site ne correspond pas toujours à l'ordre chronologique de création et/ou de publication de ces documents.


samedi 26 mars 2016

Les familles des classes populaires et l'Ecole. Pour en finir avec quelques idées reçues.

Compte rendu de lecture et commentaire de
Tableaux de familles de Bernard LAHIRE


L'article qui suit a été publié en 1999 par le Centre de Documentation Pédagogique de l'ULB (CeDoP). Il était depuis et jusqu'il y a peu, disponible gratuitement en ligne. Comme ce n'est plus le cas actuellement et que je trouve que ce texte a gardé de sa pertinence, je le rends disponible sur mon blog.
Comme il est assez long, je vous suggère, si vous préférez, de le télécharger ici : Les familles des classes populaires et l'École

Introduction


" Les parents des enfants de familles modestes délaissent en masse l'éducation et particulièrement l'éducation scolaire de leurs enfants ". " Les enfants de ces familles sont souvent non motivés, paresseux et/ou limités " (entendez : dépourvus d'intelligence). Voilà des convictions ancrées chez nombre de personnes, en particulier chez beaucoup d'enseignants en fonction dans des écoles accueillant des enfants de familles économiquement défavorisées.

J'enseigne moi-même dans une école secondaire accueillant, en grand nombre, des jeunes de ces milieux [1]. La lecture de Tableaux de familles, œuvre du sociologue français Bernard Lahire [2] m'a apporté un nouvel éclairage, que j'ai trouvé extrêmement intéressant, concernant les rapports entretenus entre ce type de familles et l'Ecole. J'en suis sorti libéré de certaines idées toutes faites qui contribuaient à ancrer en moi un sentiment d'impuissance face à des comportements d'élèves ou de parents que je ne comprenais pas ou que "j'analysais" au travers des préjugés cités ci-dessus.

Tableaux de familles traite d'une population scolaire composée d'enfants de huit à dix ans, fréquentant la troisième année d'études de l'enseignement primaire. Mais les propos développés par le sociologue Bernard Lahire m'apparaissent, pour l'essentiel, tout aussi pertinents pour l'enseignement secondaire.

J'ai donc eu envie de faire connaître Tableaux de familles à mes collègues enseignants en leur en proposant un résumé. Il va de soi qu'en une douzaine de pages, je n'ai pas pu rendre toute la richesse de cette étude qui en comporte près de trois cents. Je serais d'ailleurs très heureux si la lecture du présent article conduisait le lecteur à prendre connaissance de l'ouvrage dont il ne constitue certainement qu'un reflet très imparfait.

La lecture de Tableaux de familles m'a par ailleurs inspiré quelques réflexions plus personnelles que l'on trouvera en fin d'article. 



Première partie

Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires

Compte rendu de lecture


 Remarque préalable

Je ne suis pas sociologue. C'est en tant qu'enseignant, "consommateur" de sociologie, que je me suis intéressé à ce livre. J'ai donc délibérément privilégié, dans ce résumé, l'exposé de la démarche et des résultats de l'étude de Bernard Lahire, n'accordant que peu de place aux pages consacrées à la défense des choix méthodologiques de l'auteur.

A)      Objet de la recherche

Le problème étudié par Lahire peut être résumé en deux questions centrales :  

Comment peut-on expliquer que dans les familles populaires dont le niveau de revenus et le niveau scolaire sont proches, des enfants sont à des degrés d'adaptation scolaire très différents ? 
Quelles sont les différences internes aux milieux populaires susceptibles de rendre raison de variations parfois considérables dans la scolarité des enfants ? 
B)      Hypothèse de départ
Considérant que "la structure et la forme du comportement d'un individu dépendent de la situation de ses relations avec les autres individus [3] et que chaque trait qu'on attribue à un individu n'est pas sien, mais correspond davantage à ce qui se passe entre lui et quelque chose (ou quelqu'un) d'autre" [4], Lahire conclut qu'"on ne peut comprendre (...) les résultats et les comportements de l'enfant que si l'on reconstruit le réseau d'interdépendances familiales à travers lequel il a constitué ses schèmes de perception, d'appréciation, d'évaluation, et la manière dont ces schèmes peuvent "réagir" lorsqu'ils
fonctionnent"  dans des formes scolaires de relations sociales
". (p. 18) [5]
Son hypothèse de travail sera, dès lors, que l'"échec" et la "réussite" [6] scolaires peuvent être appréhendés comme le résultat d'une plus ou moins grande contradiction entre les formes de relations sociales de la famille et celles de l'école.
C)      Eléments de comparaison retenus
Pour faire apparaître le degré plus ou moins élevé de dissonance ou de consonance entre les formes de relations sociales de la famille et celles de l'école primaire, Lahire s'attache à décrire et à lier entre eux les cinq traits suivants :

          Les formes familiales de la culture écrite

L'école est un univers de culture écrite qui privilégie un rapport particulier à l'écritDans Culture écrite et inégalités scolaires [7], Lahire oppose le rapport "scriptural-scolaire" au monde qui implique une relation réflexive au langage, au rapport  "oral-pratique" qui implique une relation pratique au langage. Ce rapport "scriptural-scolaire" au monde, propre à l'école, se caractérise par des modes d'apprentissage permettant la construction de "savoirs objectivés" (savoirs détachés des pratiques, qui s'organisent selon une logique propre, la "logique scripturale", qui n'est plus celle de la pratique) concernant aussi bien ce qui est enseigné que la manière de l'enseigner : 
"Il s'agit de faire intérioriser par des élèves des savoirs qui ont conquis leur cohérence dans/par l'écriture (à travers un travail de classification, de découpage, d'articulation, de mise en relation, de comparaison, de hiérarchisation, etc.). La forme scripturale-scolaire d'apprentissage s'oppose "à la fois à l'apprentissage au sein de formes sociales orales, par et dans la pratique, sans aucun recours à l'écriture (il s'agit davantage alors d'une "transmission de travail" ou d'"expériences", puisque aucun savoir n'apparaît vraiment comme tel) et à l'apprentissage du lire et de l'écrire non systématisé, non formalisé." (Culture écrite et inégalités scolaires, pp. 37-38). 
La question est dès lors de savoir dans quelle mesure sont présents, dans les familles populaires,
des recours aux pratiques de lecture et d'écriture du type de celles qui sont valorisées à l'école.
L'enfant à qui ses parents lisent des histoires, qui voit ses parents lire et écrire régulièrement, avec facilité et plaisir, sera incité à les imiter. Inversement, dans les familles où les livres sont absents ou non utilisés, où les parents ne lisent et n'écrivent pas ou avec difficulté, où l'enfant est censé se débrouiller seul d'emblée dans ces domaines, il y a de fortes chances pour que l'écolier développe un rapport douloureux à la lecture et à l'écriture.
D'autre part, la plupart des pratiques familiales de l'écrit, par les formes d'organisation domestique qu'elles rendent possible et auxquelles elles participent, peuvent avoir un effet indirect mais puissant sur la vie de l'enfant en contribuant à l'apprentissage de sa capacité à différer (ses désirs, ses impulsions) et à planifier, capacités requises dans le contexte scolaire. Ainsi, l'utilisation d'un calendrier ou d'un agenda permet une planification des activités, ce qui implique un rapport plus réflexif au temps passé, présent ou à venir. Les listes (de commissions, de choses à faire ou à emporter en voyage), les livres de comptes, les classements de papiers administratifs, de recettes de cuisine recopiées, de photographies, les carnets d'adresses et de numéros de téléphone, les petits mots qu'on laisse à des membres de sa famille, sont des moyens d'objectivation qui contribuent à une gestion plus rationnelle, plus calculatrice, moins immédiate, moins spontanée des activités familiales.

          Les conditions et dispositions économiques

Une situation économique stable de la famille est certainement un facteur favorable au déploiement et à la transmission d'une culture écrite familiale, d'une morale de la persévérance et de l'effort, d'une gestion rationnelle du temps. Mais sans les techniques intellectuelles appropriées (les calculs, les prévisions des dépenses projetées sur un cahier ou un livre de comptes), il n'y a pas de calcul rationnel possible. Les conditions économiques d'existence ne déterminent donc pas automatiquement des comportements économiques.

          L'ordre moral domestique

Les familles qui imprègnent leurs enfants d'une morale de la "bonne conduite", de la conformité aux règles, de l'effort et de la persévérance, favorisent, même s'ils ne la visent pas consciemment, une scolarité réussie. De même, "l'écolier qui vit dans un univers domestique ordonné matériellement et temporellement acquiert imperceptiblement des méthodes d'organisation mais aussi des structures cognitives ordonnées et prédisposées à fonctionner comme des structures d'ordonnancement du monde." (p. 25)

       Les formes de l'autorité familiale

L'école attend des élèves qu'ils respectent d'eux-mêmes les règles de comportement qu'elle leur impose, autrement dit qu'ils intériorisent ces règles. Mais il arrive souvent, dans les familles populaires, que la contrainte ne s'exerce que de l'extérieur sous la forme de sanctions immédiates ("engueulades", privations, coups) d'actes jugés délictueux. Dans ce cas il n'y a pas d'intériorisation possible car il n'y a pas de verbalisation qui s'attacherait à faire comprendre à l'enfant ce qu'il sera à même de comprendre et d'accepter seul à l'avenir. Dès lors, les enfants ne modifient temporairement leur comportement qu'aux moments où tombent les sanctions [8]. Cette attitude s'accompagne parfois d'une grande permissivité dont les transgressions de limites sont sanctionnées de la même manière [9].
Des enfants peuvent donc être soumis à des régimes disciplinaires familial et scolaire différents ou opposés.
          Les modes familiaux d'investissement pédagogique
L'investissement scolaire des parents peut prendre différentes formes. "
Selon les manières d'inciter les enfants à "réussir" ou à travailler pour "réussir", selon les capacités familiales à aider l'enfant à réaliser les objectifs qu'on lui fixe, les effets sur la scolarité de ce dernier peuvent être variables." (p. 27)

D)      Sources et mode de traitement des informations recueillies  
Lahire s'est efforcé de croiser les informations sur les enfants (fournies par les enseignants, les familles, les dossiers scolaires, les fiches scolaires résumant les performances à l'évaluation nationale [voir ci-après], les entretiens avec eux-mêmes), sur les familles (obtenues par les entretiens avec les familles, avec les enseignants, avec les enfants) et sur la vie de la classe (entretiens avec les enseignants, avec les enfants). Pour lui, "l'intérêt d'une telle étude est de réaliser des portraits de configurations sociales complexes qui mettent en scène des enfants au point de croisement de configurations familiales et de l'univers scolaire, le but étant de comprendre comment des résultats et des comportements scolaires singuliers ne s'expliquent que si l'on tient compte d'une situation d'ensemble comme interaction de réseaux d'interdépendance (familiaux et scolaires) tramés par des formes de relations sociales plus ou moins harmonieuses ou contradictoires." (p. 36)

Lahire ne propose pas une définition stabilisée du concept de configuration sociale. Pour lui, cette expression désigne "une démarche construite peu à peu au cours des enquêtes empiriques." Il la définit cependant "provisoirement", comme "l'ensemble des liens constituant une "partie" (plus ou moins grande) de la réalité sociale conçue comme un réseau de relations d'interdépendance humaine", ce qui implique que les individus sont considérés "avant tout comme des êtres sociaux pris dans des relations d'interdépendance" (p. 37).

E)     Population soumise à l'enquête


Les vingt-six familles soumises à l'enquête sont celles de vingt-sept enfants fréquentant des écoles primaires de zones d'éducation prioritaire de la banlieue lyonnaise.

Elles ont été choisies parmi un sous-groupe de familles caractérisées par le faible capital scolaire du "chef de ménage" [10] et une situation économique modeste (père ouvrier, personnel de service, petit employé non qualifié, chômeur ou retraité de ces catégories).

A l'intérieur de ce sous-groupe, n'ont été retenus que les élèves qui avaient obtenu un résultat nettement insuffisant à l'évaluation nationale de "CE2" ("Cours élémentaire deuxième année" = troisième année d'études primaires) et ceux qui avaient nettement réussi à cette épreuve. [11]

La dernière étape de la constitution de la population soumise à l'enquête a consisté à mener des entretiens avec les instituteurs de chaque classe, à propos de chaque élève retenu à la suite des deux premières étapes. Cet entretien devait permettre de déterminer si tel enfant ayant échoué à l'évaluation n'était pas habituellement un "bon élève", si son passé scolaire confirmait ou infirmait le résultat à l'évaluation.

La population finale comportait quatorze enfants "en échec" (cinq filles et neuf garçons) et treize enfants "en réussite" (huit filles et cinq garçons).
Lahire note par ailleurs que les entretiens qu'il a eus en fin d'année scolaire avec les enseignants de ces élèves lui ont permis de constater que les élèves jugés "en difficulté" en début d'année scolaire le restaient en général en fin d'année tandis que les élèves jugés "en réussite" avaient pour la plupart des positions scolaires plus fragiles, jamais totalement et définitivement acquises.
F)       Perception scolaire des élèves

"Réussite" et "échec" scolaires sont des notions très relatives, produites par l'institution scolaire, variables dans le temps, vécues différemment selon les groupes sociaux.
Synthétisant les déclarations des enseignants des élèves concernés par l'enquête, Lahire conclut que le profil idéal de l'élève de CE2 est le suivant :

"Qualités comportementales
Un élève autonome, qui sait s'imposer une discipline, une contrainte, qui reste à sa place et ne bouge pas trop dans la classe, qui est calme, attentif, gentil, poli, qui participe activement et écoute le maître, qui a de la volonté, qui est régulier dans son travail et dans son effort, qui se met au travail quand on le lui demande, qui réalise les exercices scolaires dans le temps imparti, qui n'est pas dans la lune, distrait, qui ne s'amuse pas en classe, qui n'est pas "bébé", qui n'est pas instable, qui ne se laisse pas entraîner par ceux qui s'amusent, qui ne bavarde pas avec les autres élèves, qui ne parle pas pour ne rien dire, qui est sérieux, qui s'applique, qui est soigné, qui présente ou structure bien son travail, qui est ordonné, qui n'oublie pas ses affaires, qui apprend ses leçons, qui fait ses devoirs à la maison, qui n'est pas souvent absent, qui n'est pas craintif, anxieux, angoissé, paniqué, qui n'est pas trop émotif, qui est détendu, content d'aller à l'école et qui montre de l'intérêt pour le travail scolaire.

Qualités intellectuelles
Un élève doué, intelligent, curieux, qui arrive à abstraire, qui a de la mémoire, qui comprend ce qu'on lui dit, qui n'a pas constamment besoin d'explications, qui réussit même les exercices ne réclamant pas uniquement l'application de mécanismes ou d'automatismes, qui réfléchit à ce qu'il fait, qui sait s'adapter aux exercices scolaires les moins guidés, dirigés, définis, cadrés, qui n'a pas de problème de prononciation, qui a une écriture lisible, qui n'a pas de problème de logique ou de compréhension, qui est fort en résolution de problèmes mathématiques, qui a un vocabulaire riche, une bonne expression orale et écrite et qui aime lire." (p. 48)

Et Lahire de souligner d'une part l'importance des qualités comportementales dans les éléments d'évaluation d'une réussite, d'autre part leur imbrication avec les qualités intellectuelles. Il en conclut que pour "réussir" à l'école élémentaire de ces quartiers populaires "rien ne sert d'être "intelligent" si on n'exerce pas son "intelligence" dans les moments et surtout dans les formes scolaires." (p. 50)
Si dans le passé l'école était un lieu de "dressage" des enfants (on les soumettait par la contrainte, par la peur du châtiment corporel, comme on dresse un cheval, pour obtenir les comportements souhaités), elle se veut aujourd'hui lieu de construction d'êtres raisonnables, capables d'autodiscipline, d'apprendre par eux-mêmes, autonomes.
Mais, dit Lahire, il s'agit, en réalité, de contraindre à une certaine forme d'autonomie : celle qui rend l'élève capable d'effectuer des tâches plus ou moins complexes à partir de consignes, le plus souvent écrites. Cette "autonomie est donc le nom d'un rapport social particulier au pouvoir et au savoir." (p. 55)
Si les instituteurs qui enseignent dans les milieux populaires se plaignent régulièrement de l'absence d'autonomie de leurs élèves, c'est que l'ensemble des dispositions et compétences pré-requises pour accéder au type d'autonomie désirée par l'institution scolaire semblent être moins présentes dans ces milieux sociaux-là. Pour Lahire, "l'autonomie n'est pas le fait d'une volonté qui reconnaît la règle comme rationnellement fondée, mais le fait d'un ethos qui reconnaît, immédiatement et tacitement, des principes de socialisation, des règles du jeu pas trop éloignées de celles qui ont présidé à sa propre production. Lorsque ce qui est imposé scolairement n'entre pas en contradiction avec (ne met pas en crise) ce qui a été intériorisé jusque là, alors l'élève apparaît comme autonome. Mais lorsque les règles du jeu des deux espaces de socialisation (famille et école), d'une part sont trop différentes et, d'autre part, ne peuvent être vécues harmonieusement par les enfants, alors ces derniers restent en décalage par rapport aux exigences et contraintes scolaires." (p. 56) Quelle que soit la matière, leur comportement reste le même, ce qui conduit certains enseignants à penser que leurs élèves ne "s'intéressent à rien". Pour Lahire, c'est la forme "scripurale-scolaire" (voir page 4) des apprentissages, quel que soit le domaine considéré, qui est rejetée par ces enfants.

G)      Mode d'écriture des "portraits" :  donner à lire des faits théoriquement construits

Lahire considère les cas particuliers traités comme des "synthèses originales de traits (ou caractéristiques) eux-mêmes généraux. (...) Ces traits se combinent entre eux et n'ont de sens sociologique (...) qu'insérés dans le réseau de leurs enlacements concrets." (p. 61) Cette approche de
Lahire (qu'on pourrait qualifier de "systémique") apparaît clairement dans ses "
portraits de configurations familiales" (qui forment le cœur de l'ouvrage). Comme il l'écrit lui-même : "Si les différents membres des familles dont nous contextualisons les actions agissent comme ils le font, si les enfants sont ce qu'ils sont et se comportent comme ils le font dans l'espace scolaire, ce n'est pas du fait de causes uniques qui agiraient sur eux puissamment, mais parce qu'ils sont pris dans un ensemble d'états de faits, de données dont leurs comportements pratiques quotidiens ne sont que la traduction." (p. 61)



H)      Enseignements tirés des portraits de configurations en ce qui concerne les conditions d'échec et de réussite scolaires



L'origine étrangère et la maîtrise malaisée du français
ne suffisent pas à elles seules à expliquer l'échec scolaire
Pour Lahire, la maîtrise insuffisante des pratiques langagières en usage dans les écoles n'est pas le monopole des enfants qui ont une autre langue maternelle. L'appropriation de la culture
"scripturale-scolaire" (voir page
4), nécessaire pour réussir à l'école, implique bien d'autres choses qui peuvent très bien avoir été intégrées par certains enfants dont la langue usuelle n'est pas celle de l'école : "Deux êtres sociaux scolarisés dans des sociétés différentes sous l'angle de leurs traditions nationales culturelles, linguistiques, politiques, religieuses, etc., sont plus proches cognitivement l'un de l'autre que des membres non scolarisés de leurs sociétés respectives." (p. 67)

L'existence, dans une famille,
d'un capital culturel intéressant du point de vue scolaire
ne garantit pas sa transmission

Encore faut-il que des "porteurs" de cet "héritage" soient disponibles. "Le temps de socialisation est une condition sine qua non de l'acquisition certaine et durable des dispositions, des manières de penser, de sentir et d'agir. Contrairement au patrimoine matériel qui peut se transmettre instantanément (...), les dispositions, les schèmes mentaux ne peuvent s'acquérir ou se construire qu'à travers des relations sociales durables (...)." (p. 89-90). Il faut de plus que l'enfant soit réceptif à la parole et aux actions des adultes. Et ce sont ces mêmes adultes qui, à travers les relations de pouvoir qu'ils exercent sur l'enfant, sont susceptibles de l'amener à construire cette réceptivité à leur égard. Mais "il existe des cas de failles dans l'autorité parentale (...) empêchant des parents, parfois non dépourvus de ressources culturelles, d'aider leurs enfants à construire leurs savoirs, leurs orientations cognitives, leurs pratiques langagières,... dans un sens scolairement adéquat. (...) Il faut aussi que lorsqu'elles parviennent à exercer leurs effets, les formes d'autorité parentale soient en harmonie avec celles mises en œuvre à l'école, de plus en plus fondées sur l'autocontrainte et l'intériorisation des normes." (p.121) [12].

Dans certains cas d'échec scolaire,
on peut dire que le conflit culturel est double pour l'enfant

Socialisé par son groupe familial, l'enfant est porteur de modèles comportementaux et mentaux différents de ceux de l'Ecole. Ceux-ci constituent des obstacles à son intégration à l'univers scolaire. C'est le premier conflit. " Mais, vivant de nouvelles formes de relations sociales à l'école, l'enfant, quel que soit son degré de résistance à la socialisation scolaire,  intériorise de nouveaux schèmes culturels qu'il importe dans l'univers familial et qui peuvent, plus ou moins, selon la configuration familiale, le placer en porte-à-faux par rapport à son univers d'origine : c'est le deuxième conflit. L'"échec" scolaire est alors autant le produit d'un conflit entre l'enfant et l'école (...) qu'entre l'enfant et les membres de sa famille." (p. 146)
La manière dont les membres de la configuration familiale vivent et traitent l'expérience scolaire de l'enfant est un élément central dans la compréhension de certaines situations scolaires. Certains adultes transmettent à leur(s) enfant(s) les sentiments d'infériorité, d'incompétence qu'ils vivent par rapport à l'école [13]. D'autres, par contre, peuvent communiquer le sentiment de fierté qu'ils éprouvent face à de bons résultats scolaires de leur enfant ou porter un regard bienveillant sur sa scolarité malgré la distance qui les sépare du monde scolaire [14].
"Le soutien moral, affectif, symbolique apparaît d'autant plus important que les atouts familiaux sont faibles (cas des parents analphabètes, par exemple). Il permet à l'enfant de se sentir investi d'une importance pour ceux-là mêmes dont il est en passe de se couper. (...) L'"héritage" familial est donc aussi affaire de sentiments (de sécurité ou d'insécurité, de doute de soi ou de confiance en soi, d'indignité ou de fierté, de modestie ou d'arrogance, de dépossession ou de maîtrise...) et l'influence sur la scolarité des enfants de la "transmission des sentiments" est importante, tant on sait que les relations sociales, par les multiples injonctions prédictives qu'elles engendrent, sont productrices d'effets de croyance individuels bien réels." (p. 147)

Beaucoup d'enfants subissent des influences contradictoires
au sein de leur famille
concernant le rapport à l'Ecole

Plusieurs "portraits de configurations" font apparaître des influences contradictoires au sein de la famille qui peuvent contribuer à expliquer que, dans une même fratrie, des enfants réussissent et d'autres échouent.
Exemple : Soulya B. - portrait 15, pp. 177 à 185
Entre une mère, elle-même tiraillée entre des attitudes contradictoires ("amour-haine") face à la culture scolaire et une grand-mère analphabète qui n'accorde pas beaucoup d'importance à l'école, un oncle scolarisé et qui l'aide, Soumya est elle-même tiraillée et manifeste des tendances contradictoires.
Autre exemple : Kaïs H. - portrait 21, pp. 225 à 233
 Le père, analphabète, est absent de l'investissement scolaire. La mère, qui ne détient pourtant qu'un faible "capital" scolaire, est, par contre, très efficacement présente.  Elle amène et va chercher ses enfants à la bibliothèque municipale et lit parfois avec eux ou regarde les livres qu'ils rapportent de la bibliothèque. Elle leur fait lire, à tour de rôle, des pages d'une histoire ou fait lire à l'aînée des histoires à voix haute pendant les vacances pour ses frères et sa sœur. Lorsque Kaïs était petit, elle lui lisait des histoires en français avant qu'il s'endorme. Elle fait parfois écrire de petites histoires à ses enfants et Kaïs le fait de bon gré car cela prend la forme d'un jeu. Elle joue aux mots croisés et au Trivial Pursuit avec ses enfants. Elle écrit aussi des lettres, en arabe à sa famille, recopie des recettes dans un carnet, échange de petits mots écrits de connivence avec sa fille aînée.
Par l'ensemble de ces pratiques, cette mère opère tout un travail de mise en contact de ses enfants avec une culture de l'écrit.
Quand elle s'est remise à travailler, elle a engagé une étudiante pour aider ses enfants chaque soir. Elle a toujours entretenu une relation de grande complicité avec sa fille aînée et l'a poussée à s'occuper scolairement de ses frères et de sa sœur.
Pour Lahire, "cet ensemble d'actions, qui pourrait ressembler à un véritable plan éducatif concerté, n'est que le produit du sentiment que la mère à de l'importance de l'école pour accéder à des emplois plus décents que celui de son mari ou que le sien" (p. 228).
La maman de Kaïs recourt par ailleurs à l'écrit dans la vie quotidienne : c'est elle qui remplit la feuille d'impôts, qui tient le carnet d'adresses et de numéros de téléphones, qui rédige des aide-mémoire pour penser l'ensemble des activités familiales, qui classe ses papiers, qui inscrit des rendez-vous sur le calendrier, qui prend des notes à la suite d'un appel téléphonique. Elle présente ainsi à ses enfants le modèle d'une personne qui calcule, qui prévoit, qui anticipe, caractéristiques importantes de la culture "scripturale-scolaire" (voir p. 4).
Kaïs bénéficie par ailleurs de l'aide de sa sœur aînée, une très bonne élève.
Et Lahire conclut que cette femme "fait donc fructifier son petit capital scolaire au-delà de ce qu'il semble pouvoir produire, s'appuyant pour cela sur sa fille aînée et sur l'étudiante" (p. 229).
 Dans cette famille, les filles réussissent cependant mieux à l'école que les garçons. Cela s'explique probablement, entre autres, par le fait que ces derniers doivent construire leur identité sexuelle avec un père analphabète totalement désengagé des problèmes scolaires.

L'enfant au centre de la famille

Dans beaucoup de familles de milieux populaires, la volonté des parents de préserver les enfants et de leur faire atteindre ce à quoi ils n'ont pu parvenir eux-mêmes, se traduit par leur sacrifice au profit des enfants. Ce sacrifice est avant tout financier. Certains enfants vivent ainsi, grâce à l'action volontariste de leurs parents, comme des petits bourgeois voire comme des bourgeois au sein de familles pauvres. Le sacrifice consiste aussi souvent à consacrer beaucoup de temps à ses enfants, en particulier à l'aide scolaire [15].
Au point que, parfois, gâtés, couvés, ces enfants se retrouvent mal adaptés à l'univers de l'école, y apparaissant comme capricieux ou trop dépendants des adultes.
Il arrive aussi que des parents très protecteurs se retrouvent en conflit avec l'école qu'ils
perçoivent comme une rivale éducative.
Exemple : Nicole C. - portrait 19
Pour la mère de cette élève, l'école doit se limiter à un travail d'instruction et n'a pas à s'occuper de l'éducation des enfants (pp. 210-211).

L'investissement intense des familles vis-à-vis de l'école
 ne garantit pas la réussite scolaire de leurs enfants

A notre époque, contrairement à la situation du dix-neuvième siècle où l'accès à l'emploi ne passait pas nécessairement par la scolarisation, l'"échec" scolaire prend immédiatement le sens d'une relégation socio-économique. Les parents des milieux populaires en sont conscients et ils considèrent l'école comme un enjeu important. Mais la mobilisation familiale à l'égard de l'école n'entraîne pas automatiquement la réussite scolaire.
Pourquoi ?
"Dans certains contextes familiaux traversés par des contradictions (entre les espérances scolaires et les moyens concrets de leur réalisation, entre les paroles et les actes, entre les principes affichés et les principes mis en œuvre), où les parents punissent lors de mauvais résultats scolaires sans pouvoir aider véritablement ou donner le "bon exemple" et n'incitent leur enfant au travail scolaire que sous la forme de sanctions, la mobilisation familiale produit des effets négatifs non contrôlés." (p. 217)
Exemple : Johanna U.  en "échec" - portrait 20, pp. 217 à 225
La mère de Johanna la surveille constamment, lui fait faire ses devoirs, vérifie qu'elle les a bien faits, contrôle ses notes, ses fréquentations, la punit ou la tape lorsqu'elle ne fait pas les choses correctement, lui achète des cahiers de devoirs de vacances, va voir les enseignants pour leur poser des questions, a placé sa fille chez l'orthophoniste. Cependant, Johanna vit dans un grand sentiment d'impuissance et de solitude car il n'existe aucun dialogue concernant l'école entre sa mère et elle. Dans les faits, sa mère  ne l'aide pas; elle fait pression sur elle. De plus cette enfant ne dispose pas d'exemples familiaux positifs : ses parents, peu scolarisés ne lisent et n'écrivent que très peu, sa mère est peu ordonnée, la vie familiale est très irrégulière.
Par contre, certains parents peuvent, à partir parfois d'un petit "capital" scolaire, s'occuper très efficacement de la scolarité de leur enfant.
Autre exemple : Christian R. - portrait 24, pp. 249 à 255
 Les parents de Christian ont une situation sociale modeste et sont peu scolarisés. Ils ont peu de pratique de lecture. Mais c'est essentiellement la mère qui s'occupe des enfants. C'est une personne très ordonnée; elle utilise beaucoup l'écrit pour des choses pratiques, elle gère le temps et l'argent de manière réfléchie. Elle communique à ses enfants une volonté d'ascension sociale consciemment tournée vers l'école comme moyen de réussir sa vie. Christian est très suivi scolairement par sa mère : elle le pousse à toujours faire mieux, à comprendre ce qu'il étudie, à lire. De plus elle a volontairement cessé de travailler à l'extérieur dès la naissance de sa fille (l'aînée) pour pouvoir s'occuper de son, puis de ses enfants.


I)        Conclusions


Le mythe de la démission parentale et les rapports famille-école

"La démission parentale est un mythe (...) produit par les enseignants qui, ignorant les logiques des configurations familiales, déduisent à partir des comportements et des performances scolaires des élèves que les parents ne s'occupent pas de leurs enfants et laissent faire les choses sans intervenir." (p. 270) Au contraire, dans la plupart des cas, les parents (mais le plus souvent les mères) s'investissent énormément dans la scolarité de leurs enfants. 

Un des éléments qui "prouverait", aux yeux des enseignants, la "démission" des parents des milieux populaires serait leur absence de l'espace scolaire. Lahire, lui, propose une explication sociologique à ce peu de présence à l'école : "Les parents des classes moyennes et supérieures sont ceux qui rencontrent le plus les enseignants de manière informelle, mais ces relations relèvent moins d'un suivi de la scolarité que d'une sociabilité fondée sur des positions et des dispositions sociales communes ou proches.[16] Ces relations de proximité ou de distance entre adultes de différents milieux sociaux sont fondées sur des différences sociales évidentes (...)". (pp. 271-272)

Les efforts des écoles pour créer des liens avec les parents ne touchent pas aux fondements des malentendus culturels à l'origine des difficultés scolaires entre une partie des familles populaires et l'école. La simple participation des parents à la vie scolaire n'est pas une garantie de réussite scolaire des enfants.
B. Lahire constate, par ailleurs, les fortes réticences des enseignants à répondre aux interrogations des parents concernant le domaine pédagogique.

Les modalités de la transmission

La présence d'un capital culturel dans une famille ne garantit pas sa "transmission". D'ailleurs, à proprement parler, le capital culturel ne se transmet pas. L'"héritier" se l'approprie (construit des dispositions, des savoirs, des savoir-faire) en le (se) transformant et ce phénomène est souvent non volontaire, inconscient. "Un capital culturel objectivé n'a pas d'effet (...) sur l'enfant tant que des interactions effectives avec lui ne le mobilisent pas." (p. 278)
Des familles faiblement dotées en "capital culturel scolaire" peuvent faire une place symbolique à l'écolier en montrant de l'intérêt pour ce qui est fait dans le cadre de l'école ou même lui donner une place effective en faisant appel, dans le cadre familial, à l'utilisation (l'exercice) de compétences propres à la culture scolaire qu'il a acquises (lire, écrire, compter, classer, ...).
Ce qui se transmet d'une génération à l'autre, c'est beaucoup plus qu'un capital culturel; c'est tout un ensemble de rapports à l'univers, à la culture scolaire (angoisses, hontes, réticences, rejets, rapport au temps, à l'ordre, aux contraintes, ...), ce qui peut expliquer que "du point de vue de la scolarité de l'enfant, il est sans doute préférable d'avoir des parents sans capital scolaire que des parents qui ont souffert à l'école et qui en conservent des angoisses, des hontes, des complexes, des douleurs, des hantises ou des blocages." (pp. 279-280)
Les différences sexuelles entrent en jeu dans la compréhension des nuances de parcours scolaires au sein d'une même fratrie car, chaque enfant, dans le cadre de la construction de son identité sexuelle, devra composer avec les proches de son sexe (son père ou sa mère jouant en principe le rôle le plus important en ce domaine).
Il est rare de trouver des configurations familiales culturellement et moralement homogènes : les enfants sont donc souvent confrontés avec des modèles contradictoires. "Lorsque  la bonne situation scolaire des enfants ne tient qu'à un fil, du fait d'une absence d'atouts culturels et économiques suffisamment puissants, récurrents, pour parer à tout événement perturbateur, alors la moindre modification des relations d'interdépendance entre les personnes en présence (...) peut se traduire par des "difficultés"." (p. 282)


Deuxième partie          Tableaux de familles :
une étude qui interpelle les enseignants


Comme le fait justement remarquer Lahire, nous, enseignants, sommes souvent tentés d'expliquer les difficultés scolaires des élèves dont nous avons la charge par une cause unique :
"(...) les enseignants ont tendance, lorsqu'ils parlent de cas particuliers, à ne retenir bien souvent qu'un trait, qu'un élément de la vie de l'enfant (être gaucher, avoir subi une opération, avoir un problème médical, ...) ou de la famille (famille monoparentale, ...), pour le convertir en cause du problème de l'enfant." (p. 62)
Et quand nous parlons des élèves d'une manière plus générale, nous attribuons volontiers une grande part des échecs scolaires à la paresse, au manque d'intérêt des élèves ou à la démission des parents.
A ces explications "mono-causales", Lahire oppose une vision systémique. Il explique l'"aveuglement" des enseignants par le manque de conscience qu'ils ont de l'existence d'une culture scolaire, très particulière et souvent très étrangère aux familles dont les membres (les parents principalement) ont été peu ou pas scolarisés.
Le rapport réflexif à la langue, l'autonomie, l'autodiscipline, la capacité à structurer le temps, à s'organiser, à résister à ses impulsions, autrement dit à se projeter dans l'avenir, sont des compétences nécessaires pour réussir à l'école.
Ces compétences sont possédées par les enfants pétris de culture scolaire dans leur milieu familial, c'est-à-dire issus de familles où non seulement ces éléments sont présents (parents scolarisés) mais où la configuration familiale permet que les enfants se les approprient.
Elles sont possédées également par les enseignants. En effet, ceux-ci ont eux-mêmes très certainement bénéficié de configurations familiales favorables à leur réussite scolaire. La preuve en est qu'ils ont réussi des études supérieures après avoir été les élèves d'instituteurs et de professeurs très certainement inconscients, eux aussi, de l'existence d'une culture scolaire étrangère à bien des configurations familiales.On comprendra dès lors que la plupart des enseignants n'imaginent pas que ces savoirs-là puissent s'apprendre à l'école. D'ailleurs, pour beaucoup d'entre eux, ils ne s'apprennent tout simplement pas : ce sont des compétences innées (des "dons") ou des "attitudes" qui dépendent de la (bonne) volonté de chaque élève.Par conséquent, nombre d'enseignants se contentent de constater et de déplorer le manque de dispositions adéquates à la réussite scolaire de leurs élèves ou, au mieux, de les exhorter à être dans de meilleures dispositions (plus attentifs, plus ordonnés, plus patients, plus réfléchis, plus imaginatifs, ...).La croyance au déterminisme social en la matière est si développée dans les corps professoraux d'un bon nombre d'écoles de quartiers populaires, que les objectifs d'éducation y sont, dans les faits, mais de manière non-explicite, adaptés. C'est ainsi, par exemple, que l'on renoncera à favoriser le développement chez les élèves de la capacité à s'autodiscipliner en remplaçant l'autodiscipline par la contrainte extérieure ("Il n'y a que ça qui marche avec eux !"): surveillance plus étroite, y compris à l'aide de cameras-video, sanctions répétitives appliquées au coup par coup, du type "retenues", exclusions des cours [17]De même, jugeant que les élèves en sont définitivement incapables, on renoncera à favoriser chez eux l'acquisition de compétences complexes, les confinant dans des tâches de reproduction et d'application de règles ou de comportements, au besoin en les dirigeant, à l'occasion d'évaluations certificatives, vers des "filières courtes" (enseignement technique de qualification, enseignement professionnel), jugeant qu'ils sont dotés d'une "intelligence pratique" et "peu capables d'abstraction".Et voilà comment le système scolaire contribue efficacement à la reproduction (dans le sens où l'utilisent Bourdieu et Passeron [18] ) de la stratification sociale.
            Est-ce inéluctable ?
De mon point de vue d'enseignant, le grand intérêt des travaux de Bernard Lahire [19], c'est que, par l'éclairage nouveau qu'ils apportent sur les conditions de "fabrication" de la réussite et de l'échec scolaires, ils rendent théoriquement possible l'émergence de nouvelles pratiques pédagogiques ainsi que de nouveaux rapports entre les écoles et les familles, particulièrement celles des milieux économiquement défavorisés [20].

A propos des relations entre l'institution scolaire et les familles
Lahire estime que faire venir les parents à l'école dans le cadre de fêtes, de distribution de prix, à l'occasion d'activités exceptionnelles (spectacles, "portes ouvertes", ...) ne permet pas de toucher "aux fondements des écarts (et des malentendus) culturels à l'origine des "difficultés scolaires", entre une partie des familles populaires et l'école" [21]. Il insiste sur la nécessité d'une transparence et d'un dialogue entre parents et enseignants sur le terrain de la pédagogie [22] tout en constatant la grande résistance des enseignants à ce propos. Cette résistance est également constatée en Suisse, comme en témoigne cet extrait d'une étude de PERRENOUD et MONTANDON: "Les parents qui se manifestent sont souvent considérés comme des "revendicateurs" prêts à critiquer, à importuner, à s'immiscer dans ce qui ne les regarde pas. (...) Ils sont vus comme des gêneurs, qui viennent encombrer l'enseignant de questions futiles, qui mettent à l'épreuve sa qualité de professionnel" [23]. Ce qui fait que les traditionnelles "rencontres parents-professeurs", qui pourraient théoriquement être des lieux intéressants de dialogue pédagogique entre parents et enseignants, restent souvent des moments redoutés ou, en tout cas non investis par les professeurs qui s'y sentent "mis sur la sellette". La transparence n'y règne pas, le "non-dit", les "dialogues de sourds" y sont rois, et les question d'ordre pédagogique n'y ont pas droit de cité.
A propos des pratiques scolaires en classe
Lahire, insistant sur le fait que beaucoup d'enseignants ont "trop tendance à croire aux effets magiques des explications rationnelles, logiques, raisonnables (...), alors que celles-ci ne disent quelque chose qu'à ceux qui sont préparés à les entendre" [24], suggère que l'école pourrait "contribuer à permettre à certains enfants, qui ne seraient plus perçus comme des handicapés, de tirer meilleur profit de leur scolarité" si on y insistait "plus sur les technologies du travail intellectuel (...) que sur les résultats codifiés des savoirs, plus sur les modalités concrètes infimes de l'appropriation des savoirs que sur l'apprentissage mécanique de ces savoirs" [25].
Ceci pose évidemment le problème de la formation des enseignants et je dirais même de la redéfinition du métier d'enseignant, particulièrement au niveau secondaire.
Car, pour revenir un instant sur les résistances que manifestent souvent les enseignants du secondaire à dialoguer, non seulement avec les parents mais aussi avec les élèves et entre eux à propos de questions pédagogiques, ne serait-ce pas là l'expression d'un malaise profond ressenti par des personnes qui, du fait de leur formation initiale, se considèrent avant tout comme des spécialistes de leur(s) discipline(s)  et non comme des pédagogues ou des éducateurs devant relever des défis exigeant une solide formation ... qu'ils n'ont pas reçue [26] ?

***************            
Michel Staszewski
                                                    
[1] Précédemment, j'ai travaillé dans plusieurs écoles de quartiers défavorisés dont certaines situées en "Zones d'Education Prioritaire".
[2]  LAHIRE, B., Tableaux de Familles, Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Hautes Etudes, Gallimard - Le Seuil, Paris, 1995.
[3]  ELIAS, N., La Société des Individus, Fayard, Paris, 1991, p. 104 (cité par B. Lahire, p. 16).
[4]  ROUSTANG, F., Influence, Editions de Minuit, Paris, 1990 (cité par B. Lahire, p. 17).
[5] Dans cet article, les références ne comportant qu'un numéro de page concernent toutes Tableaux de Familles.
[6]  Dans ce livre, "échec" et "réussite" apparaissent toujours entre guillemets car B. Lahire considère ces notions comme très subjectives (voir pages 7 et 8 du présent compte-rendu).
[7] Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1993.
[8]        Cas d'Aïcha et de Latifa S., par exemple (portrait 2, pp. 75 à 83).
[9]        Cas de Walter O. (portrait 8, pp. 121 à 132).
 [10]       Les guillemets sont de Lahire.
 [11]       Pourquoi avoir choisi cette évaluation nationale ?
"
Il n'y a que les notes à l'évaluation nationale qui soient construites dans des situations codifiées. Tous les élèves de CE2, sur l'ensemble du territoire national, ont les mêmes exercices à effectuer, dans des                conditions de temps et de déroulement fixées par les concepteurs de l'évaluation. Le mode de correction se veut, lui aussi, extrêmement précis. Les enseignants ne sont, dans ce cas de figure, que les relais d'une organisation déjà pensée, déjà organisée." (p. 42)
  [12]       Voir page 5 de ce compte-rendu : "Les formes de l'autorité familiale".
  [13]       Exemple: Alberto C. - portrait 11, pp. 147 à 154.
  [14]       Exemple: Samira B. - portrait 14, pp. 167 à 175.    
  [15]       Voir l'exemple de Christian R. - portrait 24, pp. 249 à 255, décrit à la page 13 de cet article.
  [16]  Lahire note d'ailleurs que les instituteurs rencontrent moins les parents des classes supérieures, victimes qu'ils seraient du mépris de ceux-ci, souvent titulaires de diplômes et détenteurs de revenus plus élevés.
   [17]       Il y aurait une étude comparative à faire des textes des règlements d'écoles. A mon sens, ces documents sont (involontairement) très révélateurs des choix éducatifs implicites des établissements scolaires (selon qu'ils sont des textes raisonnés, faisant appel au sens des responsabilités et à la participation des élèves ou de simples listes d'obligations et d'interdictions, par exemple).  
   [18]       BOURDIEU, P. et PASSERON, J.C., La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Ed.de Minuit, Paris, 1970.
   [19]       Non seulement de Tableaux de familles, mais aussi de Culture écrite et inégalités scolaires (déjà cité, voir page 4).
     [20]     Les travaux de B. Lahire, bien qu'ils ne les négligent pas totalement, ne s'attachent pas particulièrement aux spécificités culturelles des familles d'origine étrangère. Pour les enseignants bruxellois des quartiers populaires, je recommanderais particulièrement la lecture de l'article de J. LEMAN et L. MARCHI, Les familles marocaines et les institutions éducatives et scolaires belges: itinéraires et stratégies, in Des Belges marocains. Parler à l'immigré / parler de l'immigré, coll. De Boeck Université, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1991 et de l'ouvrage dirigé par N. BENSALAH, Familles turques et maghrébines aujourd'hui. Evolution dans les espaces d'origine et d'immigration, Academia / Maisonneuve et Larose, Louvain-la-Neuve / Paris, 1994 (en particulier l'article de CH. TIMMERMANS, Jeunes filles de Turquie. Vie familiale et instruction scolaire, pp. 175 à 187 et celui de Ph. HERMANS, Discontinuités culturelles et insertion scolaire des jeunes Marocains, pp. 209 à 219).
     [21]       LAHIRE, B., Tableaux de familles, ..., p. 272.
     [22]       C'est aussi l'avis de J. BLOMART et Y. DELVIGNE ( La médiation scolaire : une collaboration équipes éducatives, élèves, parents, Service de Psychologie Différentielle, U.L.B., Bruxelles, 1993, p. 9) : En explicitant au maximum et régulièrement les buts poursuivis, les règles de fonctionnement de l'institution, les systèmes d'évaluation auprès des parents, on diminue les risques de malentendus, de ruptures et d'attitudes de retrait."
     [23]       Qui maîtrise l'école ?, Ed. Réalités sociales, 1988, citée par J. BLOMART, Notes du cours "Publics hétérogènes et réussite scolaire", U.L.B., Bruxelles, 1997, p. 5)
     [24]       LAHIRE, B. Culture écrite et inégalités scolaires,..., p. 294.
     [25]       Ibidem, p. 295.
     [26]       Sur ce sujet, je renvoie en particulier au livre de M. DEVELAY, Peut-on former les enseignants ?, ESF, Paris, 1994.







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire