Article publié dans Points Critiques, bimestriel de l'Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB)
n° 371, mai-juin 2017, pp. 11 à 14
n° 371, mai-juin 2017, pp. 11 à 14
Durant l’offensive de l’armée israélienne au Liban de l’été 2006, au lendemain du bombardement de Kfar Kana au cours duquel au moins trente civils dont une majorité d’enfants avaient péri suite à un bombardement israélien, Ehud Olmert, alors chef du gouvernement israélien[1], déclara dans un discours adressé « aux dirigeants du monde » : « Aujourd’hui je représente la voix de six millions de citoyens israéliens bombardés qui représentent eux-mêmes la voix de six millions de Juifs assassinés qui furent réduits en poussière et en cendre par des sauvages en Europe. Dans les deux cas, les responsables de ces actes diaboliques étaient, et sont, des barbares dénués de tout humanité qui se sont donnés un seul simple but : effacer le peuple juif de la surface de la terre, comme le disait Adolf Hitler, ou effacer l’état d’Israël de la carte, comme le proclame Mahmoud Ahmadinejad. Et vous, de la même manière dont vous n’avez pas pris au sérieux ces paroles à l’époque, vous les ignorez aujourd’hui. Et cela, Mesdames et Messieurs, dirigeants du monde, n’arrivera plus. Plus jamais nous n’attendrons des bombes qui ne sont jamais venues pour détruire les chambres à gaz. Plus jamais nous n’attendrons un salut qui n’arrive jamais. Maintenant nous avons notre propre force aérienne. Le peuple juif est maintenant capable de se dresser contre ceux qui veulent le détruire (…) »[2].
Au moment de ce discours, les
attaques aériennes et terrestres de l’armée israélienne avaient déjà fait
plusieurs centaines de morts et d’énormes destructions. Aucun soldat ou
milicien libanais n’avait pénétré sur le territoire israélien mais le nord
d’Israël était bombardé par le Hezbollah. A l’issue des opérations militaires,
Le Liban déplorera près de 1.200 morts, très majoritairement civils et Israël
162 morts dont 121 militaires[3]. Ce court rappel historique
fait apparaître clairement le caractère complètement fantasmagorique du
discours d’Olmert. Prétendre que cette guerre d’agression contre le Liban
était nécessaire non seulement à la survie du peuple israélien mais même à
celle du « peuple juif » tout entier est tout simplement délirant.
Colère
Je fais partie d’une « communauté de destin », celles des Juifs
d’Europe, dont les familles ont été décimées durant la Seconde Guerre mondiale,
du seul fait que leurs membres avaient été considérés comme juifs par les nazis
ou leurs complices. Bien qu’ayant eu la chance de naître plusieurs années après
la fin du judéocide, je suis, comme beaucoup d’autres, profondément marqué par
ce passé familial tragique. Apprendre que le premier ministre israélien prétend
parler au nom de « six millions
de citoyens israéliens bombardés qui représentent eux-mêmes la voix de six
millions de Juifs assassinés qui furent réduits en poussière et en cendre par
des sauvages en Europe » pour justifier des crimes de guerre et des
crimes contre l’humanité me remplit de colère.
D’autant plus que je sais que cette instrumentalisation des victimes du
judéocide, cette prétention à « faire parler les morts » pour
justifier une politique profondément raciste et criminelle, est récurrente dans
le chef des dirigeants et idéologues sionistes. Cet État qui discrimine quotidiennement ses citoyens non juifs, qui
pratique un véritable apartheid dans les territoires qu’il occupe depuis
cinquante ans, qui emprisonne des enfants, qui torture, qui sème régulièrement
la mort lors de ses opérations militaires et qui, entre deux grandes offensives,
se donne le droit de perpétrer des dizaines d’« assassinats-ciblés »
provoquant la mort de centaines de personnes « non-ciblées » dans
d’innombrables « dégâts collatéraux » s’est même arrogé le pouvoir
exclusif de désigner les « Justes parmi les nations », c’est-à-dire
les personnes non juives estimées dignes d’être distinguées par lui pour avoir
sauvé des vies juives au temps de la barbarie nazie. Colère.
Le recours au judéocide pour justifier des choix politiques criminels
n’est pas que l’apanage des leaders politiques de la droite sioniste, loin de
là. Selon l’historienne israélienne Idith Zertal, David Ben Gourion, premier président
de l’État d’Israël en était coutumier. En 1967, Abba Eban, alors ministre travailliste
des affaires étrangères, pour justifier la conquête militaire de la
Cisjordanie, qualifia de « frontières d’Auschwitz » les limites du
territoire israélien telles qu’elles avaient été fixées en 1949. Même Avraham B. Yehoshua, généralement
considéré comme un sioniste « de gauche » c’est-à-dire opposé à la
colonisation des territoires occupés par l’État d’Israël depuis 1967, déclara
dans son livre Israël, un examen moral :
« La tragédie qui a caractérisé
l’histoire juive dans sa longue durée (…) a donné au peuple juif (…) le
droit moral de s’emparer de n’importe quelle partie de n’importe quel pays du
globe terrestre, au besoin par la force, en vue d’y créer un État souverain ».[4]
L’instrumentalisation politique systématique du judéocide pour
justifier des politiques criminelles au regard du Droit international a été
abondamment documentée par des
historiens israéliens, tout particulièrement par Tom Segev et par Idith Zertal[5].
Avraham Burg, qui fut président de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste
mondiale, vice-président du Congrès juif mondial et président du Parlement
israélien, estime que « le système
scolaire israélien a fait de la Shoah le socle de l’éducation de nos enfants ».[6]
Comment expliquer cette instrumentalisation ?
Le ralliement à l’idéologie sioniste de la majorité des juifs européens au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’explique par une vision du monde
transformée par l’expérience traumatisante du judéocide. Et ces traumatismes
transmettent une partie de leurs effets aux générations suivantes.
Les sionistes ont une vision du monde foncièrement pessimiste :
ils considèrent que, comme l’aurait prouvé le passé tragique des
communautés juives d’Europe, la haine des Juifs ne disparaîtra jamais, qu’un
nouveau génocide est possible et que la seule manière de s’en préserver est
d’établir un « État-refuge » destiné à accueillir tous les Juifs qui
le souhaiteraient. Et puisque l’ensemble des non-juifs représente à leurs yeux
un danger potentiel grave pour les Juifs, il faut que cet État soit invincible.
Pour la même raison, il faut que l’ « État juif » comporte le moins
de non-juifs possible et que ceux-ci ne contestent pas le « caractère juif » de cet État,
par leur nombre (le « péril démographique ») et/ou en revendiquant
l’égalité complète des droits pour tous les citoyens de cet État.
C’est pourquoi, à côté d’arguments « bibliques », le passé
tragique des Juifs européens est, depuis longtemps, constamment convoqué pour
justifier le « nettoyage ethnique de la Palestine »[7] de
1948-1949, les nombreuses mesures discriminatoires prises à l’encontre des
citoyens non-juifs de l’État d’Israël, le refus d’abandonner les territoires
occupés depuis 1967, la colonisation de ceux-ci, le refus d’accorder la
citoyenneté israélienne aux habitants non-juifs de ces territoires et les agressions
contre les États voisins.
Une aubaine pour les
négationnistes
Le recours systématique à l’« argument » du génocide pour
justifier le non-respect du Droit international et les crimes commis par les
gouvernements israéliens successifs donne de l’eau au moulin des négationnistes soucieux d’obtenir l’adhésion
des sympathisants de la cause palestinienne à leur credo. Il leur permet de
convaincre les plus crédules de ceci : si les sionistes
utilisent le judéocide pour justifier leur politique criminelle, c’est donc
qu’ils l’ont inventé (ou exagéré) pour ce faire[8].
Cette idée (fausse !) jouit d’un succès non négligeable auprès de
personnes sensibles à l’interminable drame vécu par le peuple palestinien.
Je laisse le dernier mot à
Avraham Burg, s’adressant à ses concitoyens juifs israéliens : « Au fond de nous-mêmes, nous vivons sur la
planète d’Auschwitz. Tout est Shoah et tout se mesure à l’aune de la Shoah.
Tous les rayons de lumières israéliens passent à travers le prisme des fours
crématoires. (…) Du fait de la Shoah,
nous voulons une armée toujours plus puissante, une augmentation des aides
financières extérieures, le pardon continuel pour les fautes que nous
commettons, et nous ne supportons aucun critique. Tout cela en vertu des douze
années d’Hitler (…). Il faut mettre
fin à ce cycle infernal, car nos contradictions internes risquent de faire
exploser le pays et la société »[9].
Michel Staszewski
[1] Et actuellement en prison, suite à une condamnation pour corruption.
[2] Texte paru dans le quotidien israélien Maariv le 31 juillet 2006.
[3] MERMIER, F. et PICARD, E. (dir.), Liban, une guerre de trente-trois
jours, La Découverte, Paris, 2007, p. 5.
[5] SEGEV, T., Le septième million.
Les Israéliens et le génocide, Liana Levi, 1993 / ZERTAL, I., La
nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, La
Découverte, 2004. A noter aussi l’ouvrage de Norman G. FINKELSTEIN, L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur
l’exploitation de la souffrance des Juifs, La fabrique, 2000.
[6] BURG, A., Vaincre Hitler. Pour
un judaïsme plus humaniste et universaliste, Fayard, 2008 p. 50.
[7] Titre du livre de l’historien israélien Ilan Pappe (Fayard, 2008) qui
décrit de manière minutieuse les circonstances dans lesquelles les trois quarts
des Palestiniens ont été amenés à fuir leur pays (la « Nakba »).
[8] C’est par exemple la thèse défendue par Roger Garaudy dans son livre
dont deux chapitres sont clairement négationnistes, Les mythes fondateurs de la politique israélienne (La Vieille
Taupe, 1995).
[9] BURG, A., op. cit., pp. 255 et 317.
Merci pour cette mise au point. Il reste pour moi cette réflexion de l'ambassadeur d'Israël une semaine après le attentats du 11 septembre 2011 sur un plateau tv : "C'est deux conceptions de l'homme qui s'affrontent."
RépondreSupprimerC'est pour cette raison que je vous ai déjà posé la question "Qu'y a t'il entre judaïsme et judaïté ?"
Il faudrait aborder frontalement la question des religions, tout ce qu'il y a entre innocence et légitimité. Il faut intégrer l'histoire des religions dans le cours d'histoire, qui doit être aujourd'hui celle de l'humanité.
Je vous écris ça en écoutant Marie-Monique Robin dans "Le grand charivari".
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