Texte publié dans Diagnostic (revue du GERFA) n° 369, juin 2019, pp. 14 à 16
La démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
(auteur inconnu)
Un constat très inquiétant(auteur inconnu)
L’extrême droite ou la « droite extrême »[1] ont le vent en poupe, presque partout en Europe. Quand ils sont au pouvoir, les partis politiques qui relèvent de ces catégories s’attaquent partout, au nom de la sécurité de leurs concitoyens, aux droits des étrangers et aux libertés publiques. Ces mêmes partis, malgré des discours souvent nationalistes et protectionnistes, une fois au pouvoir, ne remettent nullement en question le libéralisme économique et s’allient même souvent avec des partis libéraux, partisans de la privatisation de nombreux services publics, de restrictions dans le domaine de la sécurité sociale et de la plus grande liberté d’entreprendre. Et les partis libéraux eux-mêmes, même quand ils ne s’allient pas à des formations d’extrême droite, ont tendance à faire leur des politiques de plus en plus sécuritaires et dures vis-à-vis des migrants.
Conséquences de ces politiques à la fois ultra-libérales sur
le plan économique, sécuritaires et anti-immigrés :
- La fracture sociale s’élargit. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux. Entre les deux, ce qu’il est convenu d’appeler « classe moyenne », diminue en nombre et a tendance à s’appauvrir elle-aussi. C’est particulièrement le cas des petits commerçants et entrepreneurs, écrasés par la concurrence des grandes entreprises multinationales.
- La diminution des moyens d’existence du plus grand nombre entraîne l’augmentation des sentiments de frustration et d’angoisse face à l’incertitude du lendemain.
- Face à cela, influencés par les discours dominants, de plus en plus de victimes du libéralisme économique oscillent entre le fatalisme (il n’y a pas d’alternative) et l’agressivité à l’encontre des « étrangers »[2], qu’elles ont tendance à considérer comme les principaux responsables de leurs malheurs.
Ces phénomènes sont loin d’être nouveaux. Ils rappellent
cette époque sinistre, où des millions de victimes de la grande crise
économique du début des années 1930 furent séduits par les discours fascistes.
Politicien [3] : un métier ?
Politicien [3] : un métier ?
Chez beaucoup de ces très nombreuses victimes sociales du
libéralisme, le désintérêt pour les questions politiques, autrement dit pour ce
qui concerne l’organisation et la gestion de la vie en société (élaboration, vote des lois et mise en œuvre de celles-ci,
choix budgétaires, décisions de politique étrangère, etc.) m’apparaît de plus en plus patent [4].
La plupart considèrent que la politique est un métier qui doit être laissé aux
mains des professionnels du domaine, les politiciens. Seuls des problèmes
locaux intéressent et mobilisent encore, parfois, un nombre important de
citoyens.
Anecdote révélatrice : il y a quelques années, à
l’occasion d’un cours d’histoire dont j’étais le professeur, dans une classe de
dernière année de l’enseignement secondaire d’une école d’un quartier populaire
de Bruxelles dont les élèves étaient pour la plupart majeurs, donc des
électeurs potentiels [5],
un élève m’interroge : « Monsieur, doit-on posséder un diplôme
universitaire pour pouvoir devenir membre d’un parti politique ? » Plutôt
que de répondre tout de suite à la question, je demande à ses condisciples ce
qu’ils en pensent. A mon grand étonnement, personne n’exprime un avis. Aucun ne
trouve la question incongrue. Tous attendent ma réponse. J‘ai déduit de cet
événement et des échanges qui ont suivi que, pour la plupart de ces élèves, la politique
était un métier réservé à des diplômés universitaires.
La conviction que « politicien » est un métier
comme un autre (comme électricien, chirurgien, mécanicien, etc.), qu’on peut
faire carrière dans ce domaine, m’apparaît en fait très répandue dans toute la
population. Et dans les milieux sociaux les moins favorisés, qui sont aussi les
moins scolarisés, domine l’idée selon laquelle la politique est réservée aux
intellectuel
·s, c’est-à-dire à ceux et celles
qui ont réussi de longues études supérieures
et qui, grâce à cela, contrairement au
reste de la population, maîtrisent les questions politiques et « savent
parler »[6].
Et cela correspond en grande partie à la vision des
politiciens eux-mêmes : même s’ils ne sont pas tous bardés de diplômes, la
grande majorité de nos représentant
·s et dirigeant
·s politiques aspirent à faire carrière
dans ce domaine, considérant que les fonctions politiques doivent être occupées
par les personnes de plus en plus compétentes et expérimentées qu’ils et elles
deviendraient au fil des multiples mandats qu’ils et elles seraient amenés à
exercer.
Cette « classe politique » est,
par ailleurs, largement perçue par beaucoup de celles et ceux qui n’en font pas
partie comme un monde à part, séparé des gens ordinaires et dont la motivation
principale serait leur intérêt personnel et non l’intérêt général. Il en
découle que beaucoup de gens se méfient des hommes et des femmes politiques. Pour
beaucoup, s’ajoute à cela la conviction que « les politiciens sont tous
les mêmes » ; alors à quoi bon s’intéresser à la politique puisque,
que l’on vote pour les uns ou pour les autres, rien d’important ne changera.
L’abandon des questions de société aux spécialistes que
seraient les politicien
·s professionnel
·s fragilise notre démocratie. Car ces
citoyen
s - électeur
·s, de plus en plus nombreux qui se
désintéressent de ces questions sont des proies faciles pour les discours
démagogiques, souvent simplistes, de ceux et celles qui veulent occuper des positions de pouvoir… et
les conserver le plus longtemps possible. Dans notre société de consommation où
quasi tout s’achète et se vend, les électeur
·s votent le plus souvent comme
s’ils/elles étaient les « client
·s » des femmes et des hommes
politiques. Les élu
· s seront donc celles et ceux qui auront
réalisé la meilleure campagne promotionnelle de leur « produit »,
c’est-à-dire d’eux-mêmes en tant que « professionnels » de la
politique. Une fois élus pour des mandats de cinq ou six années, les
parlementaires et les membres des pouvoirs exécutifs (issus indirectement des
élections) sont de fait très peu surveillés et encore moins conseillés par
leurs électeur
·s qui laissent faire ces politicien
·s « puisque c’est leur
métier ». Cela ne les empêche pas de se plaindre chaque fois qu’ils/elles
sont touchés directement par une mesure « décidée d’en haut » et même
parfois de protester avec force (manifestations, grèves) mais sans quasi jamais
envisager de devenir de véritables acteurs politiques, susceptibles de
s’attaquer aux choix politiques qui sont à l’origine des désagréments qu’ils
subissent.
Cet apolitisme du plus grand nombre est
du pain béni pour celles et ceux qui sont prêts à tout pour conquérir et
conserver le pouvoir politique. Et tout particulièrement pour l’extrême droite
qui surfe sur les sentiments d’insécurité (physique et sociale) que vivent
surtout les plus démunis en leur proposant une explication et une solution simpliste :
la cause principale de leurs problèmes serait le laxisme des autorités face à
la délinquance et les délinquants seraient essentiellement les
« étrangers »[7].
Il faut leur appliquer la « tolérance zéro ».
Ma proposition
La proposition présentée ici ne prétend
pas constituer LE remède magique au manque d’intérêt et d’engagement de la
plupart des gens concernant les questions politiques. Elle vise cependant à
combattre efficacement ce qui, j’en ai l’intime conviction, en est une des
causes majeures : le carriérisme politique.
Je voudrais qu’une loi (ou mieux, un
article de la Constitution) réduise la possibilité d’accéder à un mandat politique
public rémunéré, qu’il relève du domaine législatif ou politique, à la durée de
deux législatures au maximum, qu’elles soient ou non consécutives, étant
entendu que le cumul de ces mandats politiques officiels devrait aussi être
interdit. Ainsi, en Belgique, nul ne pourrait exercer ce type de mandat durant plus
de dix ans au total (aux niveaux régional, fédéral ou européen) ou plus de
douze ans au total (aux niveaux communal ou provincial). Il deviendrait, par
conséquent, impossible d’occuper durant toute sa vie professionnelle une
fonction rémunérée de membre d’un parlement (communal, régional, fédéral ou
européen) ou d’un pouvoir exécutif (échevin, bourgmestre, ministre régional ou
fédéral).
Ainsi, le pouvoir politique serait
partagé entre beaucoup plus de personnes. Ce qui ne pourrait que contribuer à
vivifier notre démocratie. D’autant plus qu’à moyen terme un tel changement
devrait modifier fortement le rapport à la politique de la population toute
entière. Pourquoi ?
D’abord parce que tous ceux et celles qui
exerceront temporairement des mandats politiques officiels rémunérés pratiqueront
une ou plusieurs autres activités professionnelles avant et/ou après ce passage
dans une fonction politique. Ils et elles ne feront plus partie d’une catégorie
séparée du reste de la société et ne seront donc plus perçus comme faisant
partie d’un monde à part.
Ensuite, parce que, comme beaucoup plus
de personnes auront l’occasion d’exercer durant quelques années un mandat
politique public, ce type de fonction sera perçu comme plus accessible et le
sera de fait.
Aussi, parce que ces personnes, beaucoup
plus nombreuses, qui auront occupé ce type de fonction développeront ensuite forcément
elles-mêmes un rapport moins distant aux questions politiques et moins
suspicieux vis-à-vis des politiciens. Ce qui sera susceptible d’influencer leur
entourage.
Le renouvellement périodique beaucoup
plus important des détenteurs de ces postes politiques à responsabilité
permettra aussi de combattre une certaine tendance au conservatisme et au
manque de créativité politique qu’engendre le maintien à ces postes des mêmes
personnes pour de très longues périodes.
Je pense également que cette réforme
contribuera à diminuer grandement la tentation d’abuser de son pouvoir ou de se
laisser corrompre qui guette ceux et celles qui occupent à très long terme des
positions de pouvoir.
Réponse à une objection
fréquente
Quand j’avance cette proposition, on me
rétorque souvent qu’il serait dommage, du fait de cette limitation dans le
temps, de se priver des compétences que
des politicien
·s auraient acquises dans la longue
durée. Cet argument paraît à première vue convaincant : quel que soit le
métier qu’on exerce, plus on le pratique, plus on devient compétent.
Cependant, pour les raisons développées
ci-avant, je plaide pour que politicien ne soit pas considéré comme un métier
comme un autre. Ne vaut-il pas la peine de prendre le risque de se priver des
supposées compétences acquises par une personne, si c’est pour améliorer
considérablement la santé démocratique globale de notre société ? Et puis,
sommes-nous si certains que ce sont les personnes les plus compétentes qui font
carrière en politique ? Je n’en suis pas convaincu quand je vois, par
exemple, des ministres « au long cours » changer régulièrement de
département au fil des gouvernements auxquels ils participent. Que feraient-ils
/elles sans leurs conseillers et leur administration ? Et qu’est-ce qui empêche d’anciens
politiciens de faire profiter celles et ceux qui les remplaceront de
l’expérience qu’ils et elles auront acquise durant leur mandat?
L’Histoire nous a montré que l’argument
de l’expertise acquise dont il serait dommage de se priver sert très souvent à
justifier le maintien au pouvoir de certains qui finissent par monopoliser le
pouvoir et devenir des dictateurs. N’y a-t-il pas là matière à réflexion pour
des démocrates ?
Deux
conditions indispensables pour la réussite de cette réforme
Pour permettre l’accès du plus grand
nombre à des fonctions politiques de pouvoir, il ne suffit pas que la Loi rende
désormais impossible le carriérisme politique. Elle doit aussi rendre cet accès
possible pour des personnes non fortunées. C’est pourquoi il est indispensable
que ces fonctions restent suffisamment rémunérées pour permettre à quiconque
d’en vivre durant la durée de son mandat, sans devoir exercer une autre
activité rémunératrice[8].
Étant bien entendu que cette rémunération ne doit pas non plus être trop élevée
pour ne pas attirer des candidat
·s dont la motivation principale serait
l’appât du gain.
Pour la même raison, il faudrait que la
Loi protège l’emploi des salarié
e·s qui exerceront momentanément de telles fonctions politiques en leur
assurant, comme dans le cas des congés de maternité, de retrouver leur emploi à
l’issue de la période durant laquelle ils ou elles auront exercé ce type de
mandat.
Favoriser l’engagement
politique par l’éducation
Pour réussir pleinement, une telle
réforme devrait à mon sens être accompagnée par des mesures éducatives, avant
tout dans l’enseignement obligatoire où l’éducation politique devrait devenir
une priorité. Pour être efficace, elle devrait comporter d’une part une
initiation plus sérieuse qu’aujourd’hui au fonctionnement des institutions
politiques, d’autre part une formation pratique systématique à un
fonctionnement institutionnel démocratique par la généralisation, dans
l’enseignement fondamental et secondaire, d’institutions donnant aux élèves un
pouvoir consultatif et propositionnel : délégué
·s des élèves élus par leurs pairs,
réunions de classe et de conseils de délégués réguliers (lieu de paroles, de
questionnement et d’élaboration de propositions), droit d’être représentés dans
les conseils de classe, les conseils de discipline, les conseils ou assemblées d’école
ainsi que toute autre institution de leur école où des décisions les concernant
directement sont prises par les adultes. Ainsi ils acquerront progressivement,
par l’expérience du pouvoir consultatif (le droit d’être entendu par les
adultes qui ont autorité sur eux et de leur adresser des propositions), des
éléments de culture démocratique.
Les médias publics devraient aussi se
réformer afin de remplir à nouveau leur mission éducative dans le domaine
politique, au sens le plus large. Car la place de plus en plus réduite
consacrée actuellement aux analyses politiques et aux questions de société dans
les médias audio-visuels de masse aux dépends d’émissions distractives,
contribue aussi grandement au désinvestissement des problèmes sociaux et
politiques.
Une telle réforme amènerait par ailleurs
les partis politiques à devoir veiller eux-mêmes à « assurer la
relève », en préparant plus de personnes à accomplir des mandats
politiques.
Au-delà de la
démocratie représentative
La réforme proposée ici ne concerne que notre système de démocratie
politique représentative (ou indirecte), c’est-à-dire, le dispositif légal qui
fait que, par le système des élections,
les citoyens et citoyennes délèguent le pouvoir de gouverner,
pour plusieurs années, à des représentant
·s politiques.
Je suis conscient que la vivacité d’une démocratie ne repose
pas que sur cela. La population doit aussi pouvoir s’exprimer entre deux
élections. Ce qui est rendu possible par l’existence des libertés d’expression,
de réunion et d’association. Ces libertés publiques sont elles-mêmes à la base
de la liberté de la presse, des droits de pétitionner, de manifester, de faire
grève, de créer des syndicats, des partis politiques, des associations de
toutes sortes.
Je pense néanmoins que la réforme que je prône, toute
limitée qu’elle soit au domaine de la démocratie représentative, devrait avoir
un effet dynamisant pour ce qui relève des autres manifestations de la démocratie,
dans la mesure où elle contribuerait grandement à réconcilier les citoyen
·s avec la politique.
Et si on essayait ?
Michel
Staszewski Septembre 2018
[1]
« Droite extrême » : néologisme pour qualifier des partis qui
prennent soin de policer leur discours… qui ne diffère guère de celui de
l’extrême droite « décomplexée ».
[2]
« étrangers » entre guillemets : ici, personnes considérées
comme telles, qu’elles le soient vraiment ou non, du fait de leurs
caractéristiques physiques ou culturelles « différentes ».
[3]
Politicien : dans ce texte, personne qui exerce un mandat politique
officiel rémunéré, ressortissant des pouvoirs législatif ou exécutif, que ce
soit au niveau local, régional, fédéral ou européen.
[4] Appel
aux sociologues : ce que j’avance ici et dans la suite de ce texte à
propos des rapports de beaucoup de citoyens à la politique et aux politiciens
est basé sur ma longue expérience d’enseignant et de citoyen engagé et non pas
sur des études statistiques, dont je n’ai pas connaissance. Si de telles études
existent, je serais évidement intéressé à les lire.
[5]
Une élection devait avoir lieu quelques semaines plus tard.
[6] A
lire à ce sujet : A.-E. BOURGAUX, La
Belgique est-elle démocratique ? Aux limites du suffrage universel, in
Politique n° 83, janvier-février 2014, pp. 16 à 23.
[7]
Voir note 2.
[8] Le
cas des conseillers communaux fait ici exception car il ne s’agit pas de mandats qui exigent un
investissement à temps plein. Il en est sans doute de même pour les conseillers
provinciaux.
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