Article paru dans Points Critiques (mensuel de L’Union des Progressistes Juifs de Belgique)
n° 313, février 2011, pp. 20 à 23.
La conférence-débat organisée par le Cercle du Libre Examen de l’ULB le 20 septembre dernier et les remous qui l’ont suivi ont été à l’origine du dossier « De la liberté d’expression », paru dans Points Critiques en décembre dernier. Au lendemain de ce débat houleux, Souhail Chichah , qui en avait été un des intervenants, fut victime d’une scandaleuse tentative de délégitimation menée auprès du Conseil d’Administration de l’ULB par Maurice Sosnowski, président du C.C.O.J.B.[1], qui l’accusa entre autres de « propos vomitifs sur la Shoah ou sur les Juifs venus des pays de l’Est » et de « gaver ses étudiants de propos haineux » [2]. Après avoir regardé la vidéo de cette conférence puis dialogué longuement avec Souhail Chichah , je puis assurer quiconque en douterait que ce monsieur n’est ni négationniste, ni antisémite.
Or, non seulement le dossier de Points Critiques ne contenait pas la moindre allusion à l’attaque diffamatoire du président du C.C.O.J.B. mais, de plus, il comportait un article[3] d’Alain Mihaly très virulent et truffé de procès d’intention à l’encontre de Souhail Chichah . Un autre article[4] du même tonneau, de Jean Vogel, visait Jean Bricmont . Tout cela m’a fortement déplu.
Puisque controverse il y avait, plutôt que de dresser des réquisitoires à sens unique, n’aurait-il pas été beaucoup plus constructif, plus respectueux des personnes et des principes du débat démocratique, d’organiser un échange d’idées entre Laurent Vogel et Jean Bricmont d’une part et entre Alain Mihaly et Souhail Chichah d’autre part ?
Les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la conférence-débat en question, ses suites et la lecture du dossier de Points Critiques m’ont par ailleurs amené à repenser la question de la liberté d’expression, de ses limites et de ses usages. C’est l’objet principal du présent article.
Limiter les limites
L’Union européenne est actuellement présidée par le gouvernement de la Hongrie, état qui bafoue gravement la liberté de la presse. Voilà de quoi inquiéter et mobiliser les démocrates. Car, avec les libertés individuelle, de réunion et d’association, la liberté d’expression constitue un des piliers de la démocratie. Elle ne peut donc être limitée qu’exceptionnellement, uniquement dans les cas où son usage ébranle les bases de la vie démocratique. C’est pourquoi il est essentiel non seulement de maintenir l’interdit de toute censure préalable mais également de garantir une protection légale aux journalistes, entre autres par la protection du secret de leurs sources. Sanctionner l’usage de la liberté d’expression (a posteriori) ne m’apparaît légitime que dans deux cas : la diffamation et l’incitation à la haine raciale (au sens large). Car les personnes, individuellement ou en tant que membres d’un groupe, doivent être protégées d’un effet pervers de l’usage de cette liberté : porter atteinte à leur intégrité morale ou physique. Je ne vois aucun autre cas où une limitation de la liberté d’expression se justifierait. Or, dans plusieurs états européens, depuis la fin des années 1980, sont progressivement entrés en vigueur des lois et des règlements qui restreignent dangereusement cette liberté.
C’est par exemple le cas des lois criminalisant les écrits et propos niant ou minimisant fortement le génocide des juifs par les nazis. Ces lois donnent le pouvoir à des juges de limiter la liberté de recherche des historiens. C’est inacceptable d’un point de vue démocratique et absolument contreproductif par rapport au but recherché : empêcher la progression des idées négationnistes.[5]
Autre exemple : les lois et règlements interdisant le port de signes religieux dans certains lieux collectifs ou publics. Ils portent gravement atteinte à la liberté d’expression religieuse tout en favorisant les replis identitaires.[6]
Débats démocratiques ?
Mais il ne suffit pas que la liberté d’expression soit légalement sauvegardée pour que le débat démocratique existe.
Pour qu’un débat soit démocratique, il doit non seulement garantir la liberté d’expression de chacun mais encore une stricte égalité du droit à la parole (qu’elle soit orale ou écrite) entre les protagonistes ainsi que le respect de leur intégrité physique et morale. Autrement dit il faut que chacun puisse critiquer autant qu’il le souhaite les idées d’un autre tout en le respectant en tant que personne ayant droit à autant de considération que lui-même.
Je dois malheureusement constater que souvent (de plus en plus ?) ces conditions ne sont pas réunies. Dans les débats radiophoniques ou télévisés par exemple, les transgressions de ces principes sont légion : les temps de parole ne sont pas partagés équitablement, on se coupe la parole, on fait des procès d’intention, on se moque les uns des autres, on se traite mutuellement de menteur, parfois même on s’injurie.
Il y a plus grave : le refus du débat. Sur certains sujets « chauds », les débats vraiment contradictoires deviennent de plus en plus rares. On préfère « débattre » entre personnes qui pensent (quasi) la même chose. Ce qui permet de caricaturer des points de vues non représentés et de diaboliser les personnes censées les défendre. Ou, pire encore, d’ignorer certaines analyses divergentes. Ce qui entraîne une « simplification » du « débat » puisqu’on n’a pas à argumenter à l’encontre d’avis dont on fait comme s’ils n’existaient pas.
La pauvreté des débats sur des thèmes sujets à controverses est encore renforcée par l’autocensure dont les grands entreprises médiatiques font souvent preuve, soucieuses qu’elles sont de leur audience et de leurs rentrées financières (abonnements, recettes publicitaires, subsides publics, …). Il en résulte des discours convenus voire moralisateurs sur toute une série de sujets, la caricature ou le déni des points de vues non conformes aux idées dominantes et le refus d’aborder de nombreux problèmes susceptibles de diviser le public. Ou de lui demander un effort intellectuel jugé susceptible de le décourager. C’est ainsi, par exemple, que, dans les médias de masse, des problèmes aussi graves et cruciaux que le dérèglement climatique ou le désordre économique mondial sont (trop peu) traités d’une manière très superficielle, pleine de lieux communs et que les points de vue remettant en cause la doxa dominante (c’est-à-dire productiviste et libérale) sont quasi systématiquement ignorés ou au moins caricaturés et dénigrés.[7]
La raréfaction de débats véritablement démocratiques, au sens défini ci-avant, fragilise nos démocraties. D’abord parce que sans eux, la résolution des problèmes cruciaux auxquels nos sociétés sont aujourd’hui confrontées devient impossible : aucun individu ni aucune « école de pensée » ne peut en effet se targuer d’élaborer seul(e) des solutions à des problèmes aussi complexes que le réchauffement climatique et ses conséquences catastrophiques, le désordre économique mondial, la fracture sociale, la vie en commun dans des sociétés de plus en plus multiculturelles, les pandémies, les problèmes éthiques posés par le développement du génie génétique, etc. Ensuite parce que l’absence de débats démocratiques ne peut qu’engendrer plus de préjugés, de tensions voire de violence entre des personnes ou des groupes de personnes qui ne se parlent plus, ne se fréquentent plus, ne se connaissent donc plus. Situation qui ouvre la voie à la peur de l’Autre, à sa diabolisation, à sa déshumanisation. L’Histoire nous enseigne à quelles hécatombes cela peut finalement mener.
Du sacré et du respect mutuel
Le Petit Robert donne de « sacré » les deux définitions suivantes : « qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable et fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse » et « qui est digne d’un respect absolu, qui a un caractère de valeur absolue »[8]. Le « sacré » des uns n’est pas celui des autres. Et, dans le sens de la seconde définition, la sacralisation n’est pas le seul fait des croyants : certains incroyants sacralisent des personnes, vivantes ou décédées (des chefs d’état, des penseurs, des artistes, …), d’autres des événements (des génocides, des révolutions, la résistance antifasciste,…), des objets (des drapeaux nationaux, des monuments,…) ou des textes (des hymnes nationaux ou révolutionnaires, la Déclaration universelle des droits de l’homme,…). Le sacré est donc affaire d’opinion et de sentiments personnels. La liberté d’expression serait condamnée si on la subordonnait au respect de ce qui est considéré comme sacré par les uns ou les autres. Jacques Englebert, avocat spécialisé en droit des médias, un des intervenants de la conférence du 20 septembre à l’ULB, déclarait dans Le Soir, quelques jours plus tard : « Dans une démocratie, chacun devrait avoir le droit de brûler tous les symboles (et notamment les drapeaux de tous les pays du monde), chacun devrait avoir le droit de siffler les hymnes nationaux, de dessiner des caricatures du Prophète ou de réaliser une pub représentant la dernière Cène avec des femmes à la place des apôtres, dans des positions lascives. » En ajoutant aussitôt : « Je ne dis pas qu’il faut le faire ni que c’est bien de le faire. Je dis que cela relève de la liberté d’expression qui est un droit fondamental »[9]. Je suis d’accord avec lui. Ceci dit, j’estime qu’en plus d’une répartition équitable des temps de paroles ou des espaces d’écriture, de la courtoisie qui implique de ne pas couper la parole et de ne pas railler ou insulter ses contradicteurs, une attention au « sacré » de l’Autre est un élément important pour permettre le développement de débats sereins qui vont au fond des problèmes abordés. Il ne s’agit pas de s’interdire de dire ou d’écrire ce qu’on pense mais simplement d’éviter le plus possible de blesser ceux avec qui on débat en étant attentif à la manière de dire les choses.
Le cas emblématique du conflit israélo-palestinien
Ce drame, dont la résolution est cruciale pour les relations entre le monde « occidental » et les mondes « arabe » et « musulman », reste un sujet brûlant, non seulement par son actualité mais aussi par les passions qu’il suscite. Une question dont la résolution aurait donc tout à gagner de l’existence d’un débat démocratique digne de ce nom. Il n’en est malheureusement rien. Ce cas concentre au contraire tous les travers décrits ci-avant.
Entre défenseurs de l’état d’Israël en tant qu’«état des juifs » et défenseurs des droits des Palestiniens, les débats démocratiques, au sens où je les ai caractérisés ci-avant, n’existent quasi pas. Les premiers considèrent en général les seconds comme des ennemis, qu’ils étiquettent tous d’« antisionistes », ce qui signifie à leurs yeux qu’il s’agit d’« antisémites masqués ». Et les seconds estiment souvent qu’ils ont face à eux des « sionistes » indifférenciés qu’ils voient aussi comme des ennemis car tous supposés racistes vis-à-vis des Arabes et plus généralement des musulmans. Il en découle que, de part et d’autre, on refuse de discuter avec « l’ennemi ». C’est d’autant plus facile en Europe où les protagonistes de ces débats ne sont pas directement concernés par le conflit et n’ont donc pas à négocier avec « l’ennemi ». Dans ces conditions il est aisé de caricaturer le point de vue de ses adversaires et de les diaboliser. La plupart des débats publics concernant ce conflit réunissent donc des orateurs du même bord qui ont beau jeu de caricaturer les positions de leurs adversaires… absents. Cet état des choses ne permet pas de s’affronter à la complexité du problème dont chacun prétend avoir LA solution « évidente ». Je constate souvent, avec amertume, que beaucoup de personnes, en principe engagées dans le même combat que moi pour une paix juste au Proche-Orient, se contentent d’adopter une vision manichéenne de ce conflit du type « nous sommes aux côtés des gentils (Palestiniens) contre les méchants (sionistes) » et ne font pas l’effort d’essayer de comprendre ce qui mobilisent ces « sionistes ». Cet effort de compréhension du ou des points de vues de nos adversaires m’apparaît pourtant indispensable à la fois pour continuer à les considérer comme des êtres humains (dignes comme tels de respect) et pour combattre intelligemment leurs positions ou leurs actions que nous jugeons condamnables.
Une autre façon d’éviter la complexité du problème est d’ignorer carrément certains de ses aspects ou l’existence de certains points de vue nuancés, plus difficiles à combattre. Les militants juifs qui s’opposent radicalement à la politique menée par l’état d’Israël à l’encontre des Palestiniens, en font régulièrement l’expérience : il est rarissime qu’ils aient l’occasion de débattre avec des défenseurs de la politique israélienne et leurs analyses ne font jamais l’objet de leurs commentaires. Sans doute parce qu’on ne discute pas avec « l’ennemi » ? Et qu’on manque d’arguments ?
Un autre obstacle de taille empêche les débats constructifs entre les personnes engagées sur cette question : les désaccords sur les faits. Non seulement sur les circonstances historiques dans lesquelles ce conflit est né et s’est aggravé mais aussi sur ce qui se passe sur le terrain aujourd’hui. Je ne développe pas ce point qui nécessiterait une analyse psychologique puisqu’il s’agit ici de dénis de réalités et non pas de divergences d’opinion. Mais il est évident qu’il est particulièrement difficile de débattre d’un problème quand on a des désaccords fondamentaux sur les faits qui en constituent la base tangible.
Dans les médias de masse, ce sujet fait rarement débat. On se contente le plus souvent de rapporter des informations d’actualité non ou superficiellement commentées et très peu mises en perspective. Quand « débat » il y a, il s’agit le plus souvent de juxtaposer des prises de positions officielles représentant les deux « camps » (en « oubliant » très généralement de donner la parole aux représentants du gouvernement de la bande de Gaza dirigé par le Hamas considéré comme une «organisation terroriste »). Ou de juxtaposer des prises de positions d’« extrémistes » (par exemple de représentants du lobby des colons juifs religieux des territoires occupés face à des représentants du Hamas ou du Hezbollah), ce qui permet de faire accroire que le conflit ne se résout pas du fait de l’emprise des religieux fondamentalistes sur les sociétés israélienne et palestinienne. Les débats contradictoires organisés tout de même parfois dans des émissions radiophoniques ou télévisées sont malheureusement le plus souvent menés de façon à favoriser les empoignades verbales plutôt que les échanges courtois d’arguments rationnels.
Depuis plusieurs années, certains vont jusqu’à tenter de rendre illégale la critique radicale de la politique menée par l’Etat d’Israël à l’encontre des Palestiniens. Dans un article paru en 2006 dans un Cahier du Libre Examen consacré à l’antisémitisme et à l’antisionisme[10], François Dubuisson, juriste spécialisé en droit international, dénonçait des tentatives d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme dans le but de rendre illégale l’expression d’idées remettant en cause la légitimité d’Israël en tant qu’« état des juifs ». Il citait nommément le « rapport Ruffin » rédigé en 2004 pour le compte du Ministère français de l’Intérieur et, surtout la « définition de travail » de l’antisémitisme destinée notamment à « appuyer la mise en œuvre des législations concernant l’antisémitisme » adoptée en 2005 par l’European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia (EUMC), l’organisme de l’Union européenne chargé des questions de racisme et de xénophobie.
Des limites personnelles
Chacun a ses limites. Je doute qu’il me soit possible de débattre un jour calmement avec un producteur d’idées négationnistes ou avec un propagateur militant d’idées racistes, sexistes ou homophobes. La liberté d’expression implique aussi le droit de renoncer à l’utiliser, de renoncer à débattre. Cela m’arrive quand j’estime que les conditions ne sont pas réunies pour des échanges sereins et constructifs, quand j’imagine, à tort ou à raison, qu’échanger avec telle(s) personne(s) à tel moment ne pourrait que mener à un dialogue de sourds ou à des échanges d’invectives.
Mais, dans une société qui se veut démocratique, le débat démocratique tel que défini ci-avant devrait être la règle pour résoudre les problèmes qui divisent les gens. La conférence-débat du 20 septembre ne fut certes pas un modèle du genre. Le dossier « De la liberté d’expression » de Points Critiques, non plus.
[1] Comité des Organisations Juives de Belgique (dont l’UPJB ne fait pas partie).
[2] Le texte intégral de la lettre ouverte du président du CCOJB au Conseil d’Administration de l’ULB se trouve à l’adresse http://www.ccojb.be/publications/communiques/lettreouverteauconseildadministrationdelulbdemauricesosnowski/.
[3] « Une radicalité identitaire ? », pp. 28 à 31.
[4] « Les trois formules du professeur Bricmont », pp. 20 à 23.
[5] J’ai développé une argumentation en la matière dans « Combattre le négationnisme… oui, mais comment ? » (in MRAX-info n° 178, mai-juin 2007, pp. 8 à 11 - disponible sur Internet : http://www.mrax.be/IMG/Mraxinfo_178.pdf ).
[6] Concernant le cas particulier de l’école, je renvoie à mes articles « Interdire le port du foulard à l’école ? » ( in La Revue Nouvelle, octobre 2001, pp. 97 à 103 ; disponible sur Internet : http://www.revuenouvelle.be/IMG/pdf/097_staszewski.pdf , « Porter le foulard à l’école : un droit » (in Agenda interculturel n° 216, octobre 2003, pp. 27 à 29 - disponible sur Internet : http://www.cbai.be/revuearticle/335/) et « Pour des écoles publiques pluralistes » (in Mrax-Info n° 184, sept.-Oct. 2008, pp. 4 à 6 ; disponible sur Internet : http://www.changement-egalite.be/spip.php?article1302).
[7] A ce propos, je me permets de recommander l’analyse « iconoclaste » que je trouve particulièrement pertinente sur le sujet de la « crise climatique » contenue dans le récent livre de Daniel Tanuro, « L’impossible capitalisme vert » (Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, Paris, 2010).
[8] Le Petit Robert 2010, p. 2289.
[9] Le Soir, 23/09/2010, p. 15.
[10] DUBUISSON, F., « Vers une criminalisation de la critique de la politique d’Israël ? », in Les Cahiers du Libre Examen n° 43, mars 2006, pp. 48 à 53.
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