Article paru dans Traces de Changements (périodique bimestriel publié par ChanGements pour l’égalité – mouvement socio-pédagogique)
n° 175, mars-avril 2006, p. 5
n° 175, mars-avril 2006, p. 5
Par Michel Staszewski [1]
La position de CGé[2] quant à la question du port du foulard à l’école est connue : notre mouvement a signé le manifeste du C.O.I.F.E. (Collectif d’associations Opposées à l’Interdiction du port du Foulard à l’Ecole)[3]. Mais l’évolution de la situation sur le terrain nous inquiète vivement.
« L’Ecole sans voile se généralise ». C’est le titre qui barrait la Une du Soir à la veille de la dernière rentrée scolaire.[4] Selon ce journal, l’interdiction du port du foulard par les élèves dans l’enseignement secondaire en Communauté française concerne désormais plus de 70 % des écoles du réseau organisé par la Communauté et 80 % des écoles catholiques. La Ville de Bruxelles qui prohibait déjà depuis plusieurs années le « port de tout couvre-chef » dans l’ensemble des écoles de son ressort, a adopté en 2004 un texte interdisant « tout port d’insignes, de bijoux ou de vêtements qui expriment une appartenance religieuse ». Ce qui a contribué à amener Bruxelles, où la proportion d’élèves de culture musulmane est particulièrement élevée, à devenir la Région où l’interdiction est la plus généralisée : seuls 8 établissements francophones sur 111 acceptent encore des élèves porteuses d’un foulard.
C’est dans ce contexte qu’à la veille de la dernière rentrée scolaire, la Ministre de l’Education a décidé d’approuver les modifications des règlements d’ordre intérieur des Athénées de Gilly et Vauban (Charleroi) visant à interdire « les couvre-chefs » ainsi que « tous les signes religieux ou politiques ostentatoires », malgré une opposition forte de nombreux élèves et de parents qui, événement rare, ont été jusqu’à porter plainte, sans succès, devant un tribunal.[5]
Depuis des années, à chaque rentrée scolaire cette question reparaît dans les médias parce que de nouvelles écoles ou de nouveaux pouvoirs organisateurs ont décidé de mesures conduisant à interdire désormais le port du foulard dans leur(s) école(s). Puis vient le silence médiatique.
Mais que se passe-t-il vraiment sur le terrain ?
Le discours dominant concernant la manière de traiter la question du port du foulard à l’école peut être résumé par ce que la Ministre de l’Education déclara pour justifier sa décision d’approuver les modifications des règlements d’ordre intérieur des athénées de Gilly et Vauban : « Il faut faire confiance aux équipes éducatives. Ce sont elles qui au quotidien et sur le terrain, sont les mieux à même d’agir dans l’intérêt des élèves et de la bonne organisation des écoles ».[6] Quand on lui posa la question du sort des jeunes filles « foulardées », elle répondit : « Il existe des projets éducatifs contrastés. Les parents peuvent choisir une école adaptée à leurs aspirations ».[7]
On sait ce qu’il en est en réalité quant aux possibilités de choix des parents : les porteuses de foulard qui continuent leur scolarité se retrouvent concentrées dans les rares écoles qui les acceptent encore, celles-ci étant le plus souvent des établissements organisant principalement ou exclusivement un enseignement technique ou professionnel. Ceci n’est pas étonnant car ces établissements baignent dans un contexte de concurrence entre écoles et entre réseaux qui les pousse à attirer les élèves nécessaires à la préservation de l'emploi des personnels des écoles (et parfois à la survie même des établissements). Dès lors, l’acceptation du port du foulard à l’école devient un critère de recrutement : la plupart des écoles qui acceptent encore le port du foulard sont des écoles qui accueillent les élèves issues des familles les plus économiquement défavorisées dont proviennent la plupart des porteuses de foulard. De quoi renforcer à la fois la ghettoïsation culturelle et la ghettoïsation sociale.
Venons-en maintenant aux conditions dans lesquelles le choix en la matière est fait par les « équipes éducatives » auxquelles, selon la Ministre, il faudrait « faire confiance » car « ce sont elles qui au quotidien et sur le terrain, sont les mieux à même d’agir dans l’intérêt des élèves et de la bonne organisation des écoles ». Comment les choses se passent-elles en réalité ? Ce sont les pouvoirs organisateurs ou, dans le réseau organisé par la Communauté française, les directions qui décident, parfois après avoir consulté les enseignants. Les élèves et leurs parents ne sont pratiquement jamais consultés ou alors par l’intermédiaire des conseils de participation qui servent dans la pratique le plus souvent de chambres d’entérinement de décisions déjà prises ailleurs. Ce sont donc les rapports de force locaux qui jouent … largement en défaveur des familles concernées. Car dans ce contexte général de suspicion à l’égard de l’islam et des musulmans qui s’est développé depuis les attentats du 11 septembre 2001, les décisions vont quasi toutes dans le même sens : le foulard, chargé de tous les maux (symbole d’oppression de la femme, d’intégrisme religieux, de repli sur soi, … mais aussi, ce qui est moins proclamé publiquement, responsable de faire fuir les élèves « belges de souche »), est banni des écoles.
Ce qui est le plus préoccupant dans cette affaire est ce qui se voit le moins : les sentiments de frustration et de rancœur qui se développent dans les familles directement concernées par les interdictions. Même si, convaincus de leur impuissance à faire prévaloir leur point de vue, les parents et les élèves s’expriment très peu publiquement sur cette question, il suffit de tendre l’oreille pour se rendre compte que l’interdiction du port du foulard est ressentie par la plupart des musulmans, qu’ils soient ou non personnellement partisans du port du foulard islamique, comme discriminatoire et profondément injuste. D’autant plus que rien ou si peu n’est fait pour leur démontrer le contraire. Je n’ai, quant à moi, jamais entendu dire autre chose aux élèves et à leurs parents que « c’est le règlement ». Cette question est en fait devenue un sujet tabou dans la plupart des écoles où le port du foulard est interdit. Bel exemple d’éducation à la citoyenneté active et critique !
Cette situation est un terreau fertile pour le repli identitaire. Elle favorise le développement de tendances communautaristes : plus que jamais, de nombreux jeunes musulmans se sentent mal aimés des non musulmans. Ils deviennent donc des proies faciles pour des groupements qui prônent l’entre-soi et le rejet de l’Autre.
L’ostracisme qui frappe le foulard islamique porte atteinte à une mission fondamentale de l’Ecole publique : être un lieu accueillant pour tous, quelles que soient leurs options philosophiques, de manière à favoriser la rencontre et la confrontation pacifique des idées et des cultures, un moyen irremplaçable de favoriser le développement de la tolérance et de l’esprit critique, de construire du lien social entre des personnes qui ne sont pas réunies sur une base communautaire.
[1] Professeur du secondaire dans l’enseignement officiel. Après avoir longtemps fonctionné dans un athénée « foulards admis », il enseigne, depuis près de dix ans dans une école qui interdit « le port de tout couvre-chef ».
[2] CGé : ChanGements pour l’égalité – mouvement socio-pédagogique (anciennement CGE : Confédération Générale des Enseignants).
[3] Le texte de son manifeste et la liste complète des associations signataires sont disponibles sur le site de CGé ( http://www.changement-egalite.be/article.php3?id_article=470).
[4] Edition du 26 août 2005.
[5] Le tribunal qui avait été saisi en référé s’est en fait dessaisi de l’affaire le 25 août, prétextant qu’il n’y avait pas urgence, alors que, dans les faits, ces règlements étaient déjà appliqués (refus d’inscription de jeunes filles porteuses d’un foulard) et que, deux jours plus tard, ils étaient approuvés par la ministre.
[6] Ce refus d’une réglementation générale contraignante est, par exemple, aussi le fait du Centre Pour l’Egalité des Chances.
[7] Citations extraites du Soir du 26 août 2005, p. 3.
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