Michel Staszewski
Article paru dans « Traces
de changements » n° 262,
septembre – octobre 2023, pp. 18-19
Faut-il que les profs de l’enseignement
officiel soient neutres ? Est-ce possible ?
Comme tous les profs de l’enseignement
officiel, à l’exception de ceux en charge des cours dits philosophiques, j’étais tenu de respecter un décret neutralité, celui qui concerne l’enseignement organisé par la Fédération
Wallonie-Bruxelles1. On y lit notamment dans son article central : « Devant les
élèves, il [le personnel de l’enseignement] s’abstient de toute attitude et de
tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui
sont d’actualité et divisent l’opinion publique ; de même, il
refuse de témoigner en faveur d’un système philosophique ou politique (…) ». Il
apparait donc que, sous l’appellation de neutralité, ce qui est
explicitement exigé des profs de l’enseignement organisé par les pouvoirs
publics est de renoncer à toute forme de prosélytisme en faveur de leurs
convictions personnelles.
Ceci ne m’a non seulement jamais mis dans
l’embarras, mais constitue un principe déontologique auquel j’adhère. J’estime
en effet que l’enseignement officiel, où j’avais délibérément choisi d’exercer
mon métier, ayant vocation à accueillir l’ensemble de la population d’âge
scolaire, n’a pas à prôner un choix idéologique particulier, si ce n’est une
éthique générale basée sur la « Déclaration universelle des droits de l’Homme », que j’avais
d’ailleurs affichée dans ma classe comme un texte de référence, souvent utilisé
comme tel durant mes cours d’histoire. À cet égard, il est intéressant de noter
que dans l’article correspondant (n° 5) du décret de 2003 il a été ajouté
ceci : « Il [le personnel de l’enseignement] veille toutefois à dénoncer les
atteintes aux principes démocratiques, les atteintes aux droits de l’Homme et
les actes ou propos racistes, xénophobes ou révisionnistes. »
Une autre raison explique mon adhésion à cette
interdiction faite aux profs de promouvoir leurs convictions personnelles
auprès des élèves. En tant qu’adulte ayant en charge une partie de
l’éducation d’enfants ou de jeunes et ayant le pouvoir de juger de leurs
acquis, il m’apparait illégitime que les profs profitent de leur ascendant de
fait pour tenter d’influencer idéologiquement leurs élèves.
Cacher ses opinions à ses élèves ?
Si les textes des décrets neutralité me semblent non équivoques, beaucoup de membres du personnel
enseignant, y compris des directions d’établissements ainsi que de nombreux
élèves et parents d’élèves sont pourtant convaincus que ce qui est demandé aux
enseignants est de faire abstraction de leurs opinions et de les cacher à leurs
élèves, de manière à leur apparaitre non engagés, objectifs. Cela est-il
possible ? Est-ce souhaitable ?
Je suis convaincu que les choix pédagogiques et
didactiques, quels qu’ils soient, ne sont pas idéologiquement neutres. Qu’iel
enseigne les mathématiques, une science, une langue, l’éducation physique ou
toute autre discipline scolaire, un·e enseignant·e peut le faire de manière
doctrinaire : « C’est comme ça parce que moi qui suis spécialiste de cette discipline
je vous le dis ; ça ne se discute pas ». Iel peut au contraire s’efforcer de démontrer, par le raisonnement,
le calcul, l’expérimentation, le caractère scientifique et donc vrai
d’un savoir. Iel peut aussi choisir de faire connaitre aux élèves le caractère
évolutif, provisoire des vérités scientifiques, leur histoire. Et accepter d’en
débattre. Sur un autre plan, iel peut décider ou non d’accepter que puissent
être discutées par ses élèves ses évaluations à enjeu certificatif de leurs
acquis d’apprentissages ou ses décisions visant certains de leurs comportements
qu’iel juge répréhensibles. À mes yeux, aucune de ces options déontologiques ne
peut être qualifiée d’idéologiquement neutre.
Les élèves du secondaire ne sont d’ailleurs pas
dupes. Observant les manières variables de se comporter des adultes de l’équipe
éducative, les jeunes sont témoins chaque jour du fait que ces adultes ne
portent pas toustes les mêmes valeurs. Cela est particulièrement évident quand
leurs profs sont manifestement partagés quant à la participation à des actions
de grève, ou plus ou moins favorables à la mise en place au sein de l’école
d’institutions permettant aux élèves de s’exercer à la démocratie consultative
(conseils de délégué·e·s de classe…).
En certaines occasions, cette absence de
neutralité se manifeste aussi au plus haut niveau de la hiérarchie scolaire.
C’est ainsi qu’après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis,
l’ensemble des écoles secondaires de l’enseignement officiel ont reçu du
ministère de l’Éducation l’injonction d’organiser, au même moment, trois
minutes de silence en hommage aux victimes de ces attentats. J’ai, pour ma
part, refusé d’obliger la classe qui m’était confiée à cette heure-là de se
plier à cette directive, laissant le libre choix à chacun·e tout en annonçant
qu’on en discuterait ensuite. Lors de ces échanges, plusieurs élèves ont
manifesté leur étonnement, voire leur indignation que rien de tel n’avait été
organisé lors d’autres évènements particulièrement dramatiques comme le
génocide des Tutsis du Rwanda en 1994.
Un cours d’histoire neutre ?
Comme tous mes collègues, j’étais tenu de
respecter un programme établi sur base du référentiel commun à l’ensemble des réseaux d’enseignement. Les référentiels et
les programmes sont les résultats de choix qui ne peuvent pas être
idéologiquement neutres. Il en est de même quant à l’usage qu’en font les
enseignants.
C’est ainsi que, même si je tenais compte des
thématiques et des concepts que le programme m’imposait, rien ne m’empêchait
d’en privilégier certains et de les traiter à ma manière. Par exemple,
convaincu de l’importance d’une formation en économie politique pour comprendre
le fonctionnement de nos sociétés ainsi que de l’importance des facteurs
économiques pour expliquer les évolutions et ruptures du cours de l’Histoire,
je consacrais délibérément plus de temps que la plupart de mes collègues, au
travers de situations ou d’évènements historiques choisis à cette fin, à
l’apprentissage de concepts tels que : capitalisme, impérialisme,
colonisation, crise de surproduction ou collectivisme.
On ne peut pas connaitre le passé tel qu’il fut
Persuadé que notre accès au passé de
l’humanité ne peut être que partiel et partial, j’affichais en permanence dans
ma classe la citation suivante, d’Albert D’Haenens, que j’utilisais comme
matière à réflexion pour mes élèves : « L’histoire n’est
pas donnée. L’imaginaire la construit, sur base de traces. »
Pour mettre en évidence le côté partiel de notre
connaissance de faits du passé, quand je mettais mes élèves face à un
problème à résoudre sur base d’une documentation, la formulation des questions
posées commençait toujours par la formule : « d’après les
documents dont vous disposez… »
Quant à l’aspect partial des appréhensions du
passé, je le mettais en évidence en confrontant souvent les élèves à des
documents faisant apparaitre des regards subjectifs contradictoires sur les
situations ou évènements concernés.
Cacher sa relation personnelle à l’Histoire ?
Poursuivant l’objectif — qui n’est pas
neutre ! — de contribuer à faire en sorte que les élèves qui m’étaient confiés
se perçoivent comme acteurs potentiels, non seulement de leur destin personnel,
mais aussi de leur environnement large, je veillais à ce qu’ils prissent
conscience que leur histoire personnelle et familiale était reliée à la grande
histoire, que leur famille et eux-mêmes en étaient
partie prenante.
C’est une des raisons pour lesquelles, quand le
sujet s’y prêtait, je les incitais souvent à faire part en classe d’éléments de
la culture ou de l’histoire de leur famille en corrélation avec les problèmes
historiques étudiés. Et, quand je le jugeais approprié, je faisais de même,
dévoilant ainsi une certaine implication de ma famille dans des évènements
historiques. Il en était ainsi quand nous étudions la politique raciste du
régime nazi. Je trouvais que les élèves avaient le droit de savoir que des proches
de leur prof. avaient été victimes de cette politique et donc que, concernant
ce sujet-là plus qu’un autre, il ne pouvait être considéré comme neutre.
Il en était de même quand était abordée une
thématique liée aux croyances religieuses, telle que la crise de la chrétienté
aux XVe et XVIe siècles ou la Philosophie des Lumières au
XVIIIe siècle. Il arrivait toujours un moment où un·e élève me
demandait si j’étais croyant ou à quelle religion j’adhérais. Je répondais à
ces questions, sans m’attarder, mais franchement, estimant qu’iels avaient le
droit de savoir où me situer en cette matière, d’autant plus que beaucoup
d’élèves n’hésitaient pas à dévoiler leurs propres convictions.
Et quand un·e élève me demandait — ce qui
arrivait souvent en sixième, car le cours s’y prêtait — la différence entre la
gauche et la droite en politique, je me faisais un devoir, avant de rencontrer
sa demande, de lui dire que j’allais tenter de lui répondre le plus
objectivement possible, mais qu’iel avait le droit de savoir que,
personnellement, je me situais plutôt à gauche.
Qu’iels le veulent ou non, les profs constituent
des modèles ou des contremodèles marquants pour leurs élèves. Je considère
comme une richesse d’un point de vue éducatif qu’au cours de leur carrière d’élève,
les jeunes se retrouvent en présence d’adultes porteurs de valeurs
différentes.
1 Il s’agit du Décret définissant la
neutralité de l’enseignement de la Communauté (1994). Les profs des autres
réseaux de l’enseignement officiel sont soumis au Décret organisant la
neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné (2003), au contenu
similaire.