L’article qui suit est paru dans le n° 31 de la revue Politique (octobre 2003), pp. 40, 41 et 43, sous le titre « Elèves arabes, professeur juif »
J’enseigne depuis près de trente ans, surtout l’histoire et essentiellement dans le secondaire. Depuis le début de ma carrière, j’ai été affecté à une bonne quinzaine d’écoles, souvent sociologiquement très différentes les unes des autres. Le caractère multiculturel des populations scolaires de ces différents établissements était plus ou moins poussé, mais plutôt plus que moins.
Je travaille actuellement dans un « athénée royal » d’un quartier populaire de Bruxelles. C’est une école très multiculturelle, tant en ce qui concerne ses élèves que ses enseignants. Si la majorité des élèves sont nés en Belgique et de nationalité belge, leurs familles sont le plus souvent d’origine étrangère. Parmi elles, plus de la moitié proviennent d’Afrique du Nord. Les élèves de cette école fréquentent tous les « cours philosophiques » légalement organisables (morale laïque, religions catholique, protestante, orthodoxe, islamique et israélite)[1], mais c’est le cours de religion islamique qui est le plus demandé, celui de religion israélite n’étant suivi que par un ou deux élèves.
Des êtres uniques, acteurs de l’histoire
Tôt ou tard, mes élèves apprennent que leur professeur d’histoire est juif. Soit parce que d’autres le leur ont dit soit parce que je les en aurai informés moi-même, à l’occasion de l’étude de sujets qui touchent, par exemple, à l’histoire des religions, l’Allemagne nazie, la Deuxième Guerre mondiale ou le conflit israélo-palestinien. Ce dévoilement d’une caractéristique personnelle est délibéré ; il s’inscrit dans une méthodologie qui répond à l’objectif central officiel du cours d’histoire qui est « d’aider le jeune à se situer dans la société et à la comprendre afin d’y devenir un acteur à part entière »[2]. Or, tant chez les jeunes que chez leurs aînés, domine la conception selon laquelle l’évolution historique se ferait en dehors des gens « ordinaires », serait le produit de phénomènes quasi naturels ou le fait d’êtres hors du commun. Un des moyens de combattre cette conception, qui fait obstacle à tout engagement citoyen, consiste à favoriser l’inscription de l’histoire personnelle et familiale de chaque jeune dans la « grande histoire » par l’utilisation de traces, orales ou matérielles, des mémoires familiales. Et une des manières d’encourager les élèves à amener en classe des éléments de leur histoire personnelle ou familiale est de le faire moi-même à des moments qui me semblent intéressants du point de vue pédagogique. C’est aussi un moyen de combattre l’illusion que l’on peut connaître le passé « tel qu’il fut » que ce que « raconte » le prof. est LA vérité historique. Je pense au contraire faire un pas vers l’objectivité (que personne n’atteindra jamais totalement) en avouant ma subjectivité, autrement dit ma plus ou moins grande implication personnelle dans les situations ou les événements abordés.
Dans ce contexte, le fait que je sois juif n’est qu’une caractéristique parmi d’autres qui arriveront à la connaissance des mes élèves, à un moment ou à un autre. Selon les circonstances, ils apprendront par exemple aussi que je suis l’enfant d’un travailleur immigré, qu’un de mes grands-parents est mort en combattant dans l’armée impériale allemande sur le front russe durant la Première Guerre mondiale alors que les trois autres ont été assassinés par les nazis parce que juifs au cours de la Seconde, que je suis un enfant du « baby-boom », un père de famille, un croyant devenu athée, que j’ai été un membre éphémère des forces armées belges d’occupation en Allemagne du temps de la Guerre froide, etc.
De mon côté je découvrirai qu’un élève que je croyais musulman parce que de nationalité turque est en réalité un chrétien d’origine arménienne ou araméenne, que de nombreux élèves d’origine marocaine se considèrent de culture berbère et non arabe, que telle autre, de même origine, est à moitié juive, que parmi les élèves originaires d’Afrique noire, certains sont catholiques, d’autres protestants et d’autres encore musulmans, animistes ou incroyants. J’apprendrai aussi, à l’occasion, des éléments de leur histoire ou de leur situation familiale, sociale ou juridique : familles plus ou moins nombreuses, séparées, enfants orphelins de guerre, petit enfant d’un combattant républicain espagnol, réfugiés politiques, sans papiers, enfants de mineurs de fond, d’enseignants, d’indépendants, de chômeurs, etc.
Ainsi, peu à peu, au long d’un travail en commun qui se poursuit de semaine en semaine, les perceptions que nous avons les uns des autres se modifient, se complexifient. Je parviens à distinguer clairement chacun de mes nombreux nouveaux élèves, à retenir suffisamment de caractéristiques des uns et des autres pour pouvoir les reconnaître comme des êtres uniques et non comme des individus appartenant à telle ou telle combinaison de catégories (du genre : garçon congolais peu mature, paresseux et bavard ou jeune fille musulmane pratiquante, studieuse mais trop scolaire). Ils apprennent de même, à reconnaître en moi une personne absolument distincte de toutes les autres, qu’on ne peut pas réduire à quelques éléments du genre : prof. « vache mais sympa » (authentique), juif, qui a tel tic de langage et qui utilise beaucoup le rétroprojecteur et les activités en petits groupes.
Des préjugés tenaces
Certains préjugés sont pourtant plus tenaces que d’autres. Ils peuvent être le fait tant des adultes que des élèves et concerner toute une série de caractéristiques des individus : « les filles sont plus travailleuses que les garçons » ; « les Africains sont incapables de respecter un horaire » ; « les Arabes ne sont pas francs » ; « les parents des familles pauvres n’accordent en général pas beaucoup d’importance à l’Ecole » ; « les profs masculins sont plus indulgents envers les filles » ; « les profs aiment « buser » les élèves » ; etc. Ces préjugés, sources de tensions entre individus, constituent des obstacles à des relations de travail satisfaisantes.
C’est principalement lorsque nous abordons l’étude de l’idéologie nazie et de la politique antisémite de l’Etat nazi qu’apparaît la persistance d’a priori à l’égard des Juifs. Le préjugé principal tourne autour de la puissance que certains prêtent aux Juifs. Cette puissance s’expliquerait par l’addition de leurs supposées richesses individuelles (« ils sont tous riches »), mais aussi par leur soif de pouvoir (ils chercheraient délibérément à dominer le monde en occupant des postes décisionnels) et par leur organisation (« ils se soutiennent mutuellement »). Je suis témoin de ce type d’idées préconçues, de manière récurrente, depuis le début de ma carrière d’enseignant mais j’ai pu constater qu’elles sont loin d’être le fait de l’ensemble des élèves et que ces préjugés ne sont pas plus le fait de l’une ou l’autre catégorie d’entre eux. Ce n’est donc pas du tout une « spécialité » « arabe » ou « arabo-musulmane ».
L’impact du conflit israélo-palestinien et de l’« après 11 septembre »
Depuis le début de ce qu’on appelle la « seconde intifada », il ne se passe pas une semaine sans que le conflit israélo-palestinien soit à la une des grands médias. Les adolescents pas plus que les adultes ne peuvent donc passer complètement à côté de ce qui se passe là-bas. Les médias de masse privilégient les informations concernant les aspects les plus violents de ce conflit. Par ailleurs, la plupart des logements des familles originaires de pays arabes sont équipés d’antennes paraboliques qui leur permettent de capter les émissions de stations émettant à partir de pays arabes comme la chaîne d’informations Al Djezira du Qatar. Je ne suis pas en mesure d’évaluer de manière précise l’impact de ces médias-là mais ils contribuent manifestement à la fois à intéresser les jeunes aux conflits du Proche et du Moyen Orient et à renforcer en eux la conviction que le peuple palestinien est victime d’une terrible injustice. D’une manière générale, au travers des médias de masse, ce conflit apparaît le plus souvent comme une guerre opposant deux ethnies, voire les adeptes de deux religions. Il en résulte logiquement que les jeunes qui se sentent liés à la culture arabo-musulmane, ont spontanément tendance à prendre parti pour leurs « frères ».
Là-dessus se sont greffées des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Les préjugés à l’encontre des personnes identifiées comme arabes ou musulmanes et plus encore de celles qui sont perçues comme « arabo-musulmanes » se sont développés de manière significative. C’est ainsi qu’en Europe et en Amérique du Nord, plus ou moins consciemment, de plus en plus de gens confondent l’islam avec le fondamentalisme musulman et celui-ci avec le terrorisme. Deux Etats, l’un identifié comme « musulman » (l’Afghanistan), l’autre comme « arabo-musulman » (l’Irak), ont déjà fait les frais de la « lutte contre le terrorisme international », sous forme de guerres menées à l’encontre des régimes qui les dirigeaient, suivies d’humiliantes occupations militaires de forces occidentales, dont la fin n’apparaît pas proche. De quoi alimenter plus encore chez les jeunes de chez nous qui ont des attaches fortes avec les cultures arabe, musulmane ou arabo-musulmane, des sentiments de rancœur à l’encontre d’un environnement perçu de plus en plus comme hostile.
Dans ce contexte, le préjugé à l’encontre des Juifs décrit plus haut est considérablement renforcé car L’« Etat juif », tel qu’il se dénomme lui-même, bafoue constamment le droit international et les décisions de l’ONU sans être sanctionné, apparaissant ainsi aux yeux de beaucoup comme tout puissant et même comme dictant leur conduite aux dirigeants américains.
Repli identitaire
Chez certains de ces jeunes enfants d’immigrés, le sentiment d’être mal accepté dans le pays européen où ils vivent entraîne une tendance au repli dans des particularités culturelles qui sont dès lors vécues comme un refuge et, parfois, brandies comme des drapeaux. Ceci explique à mon avis en grande partie pourquoi un nombre important de jeunes filles musulmanes revendiquent aujourd’hui le droit de porter le foulard, y compris à l’école. Et je suis convaincu qu’en s’opposant à cette revendication, la plupart des pouvoirs organisateurs d’enseignement contribuent à renforcer encore le sentiment de rejet, de non-acceptation de leurs particularités culturelles qu’éprouvent beaucoup de personnes de culture arabo-musumane.[3]
Mais la tendance au repli identitaire n’est pas le seul fait des populations d’origine arabe ou musulmane, loin de là. Les succès électoraux de partis ouvertement racistes dans la plupart des Etats européens en sont la preuve. Et il est aussi le fait de beaucoup de Juifs. En témoigne une tendance, tout à fait comparable à celle qui vient d’être décrite à propos des jeunes « arabo-musulmans »[4], à une perception ethnico-religieuse du conflit israélo-palestinien qui débouche sur un alignement sur les positions du gouvernement israélien quel qu’il soit.
Ainsi, loin d’une vision politique et éthique des choses, chacun choisit « son camp » et « fait face à l’ennemi ».
Agir en professionnel de l’éducation
Beaucoup de mes élèves, et, bien sûr, particulièrement ceux qui ressentent des affinités culturelles avec les populations de ces régions, demandent que les conflits du Proche et du Moyen Orient soient abordés dans le cadre du cours d’histoire. Leur motivation de départ est le plus souvent de clamer leur indignation et de « tester » leur professeur, autrement dit de savoir s’il partage leur indignation. Le fait de savoir que je suis juif augmente leur curiosité. Je note aussi assez souvent, chez quelques-uns d’entre eux, une certaine agressivité verbale à mon égard quand le sujet du conflit israélo-palestinien est évoqué pour la première fois. Pas besoin d’une analyse minutieuse pour comprendre les raisons de celle-ci : ils imaginent que, puisque je suis juif, je ne peux qu’approuver la politique du gouvernement israélien.
La mission d’un professeur, quel qu’il soit, est, dans les domaines qui lui sont dévolus, d’encourager et d’aider les élèves qui lui sont confiés à apprendre. Mon travail consiste dès lors à me servir de leur motivation de départ pour les amener, par différentes techniques (que je ne peux développer dans le cadre restreint de cet article), à passer du désir d’exprimer leur indignation à celui de mieux comprendre ce conflit, donc d’apprendre des choses nouvelles.
Je n’ai pas plus de problèmes avec mes élèves « arabes » qu’avec les autres. Et ceci sans que soient connues mes opinions (très critiques) à l’égard de la politique menée par l’Etat israélien. J’entretiens avec tous mes élèves une relation professionnelle, ce qui implique, entre autres, de refuser d’endosser le rôle de maître à penser. Les opinions personnelles sont l’affaire privée de chacun. S’il est logique que des adolescents en recherche de valeurs et de sens tentent à certains moments d’amener certains de leurs professeurs à dévoiler ce qu’ils pensent d’un problème qui leur tient à coeur, c’est aux enseignants à ne pas perdre de vue qu’ils ne sont pas là pour « dire le bien », autrement dit pour dicter des opinions, mais pour « dire le vrai », autrement dit pour favoriser chez leurs élèves, le développement de leurs capacités à raisonner avec rigueur, à résoudre des problèmes complexes, à utiliser leur sens critique, bref à devenir autonome intellectuellement. Utiliser sa position institutionnelle d’adulte chargé d’enseignement mais aussi ayant le pouvoir (et le devoir) de porter un jugement sur les acquis des élèves pour tenter d’influencer les opinions de ceux-ci est déontologiquement inacceptable. Il s’agit pour moi d’un « viol des consciences ». Les enseignants qui s’y essaient se heurtent d’ailleurs souvent à de fortes résistances d’une partie aux moins de leurs élèves qui ne se sentent pas, à juste titre selon moi, respectés.
Mais il faut du temps et un cadre institutionnel valable pour construire et stabiliser une relation pédagogique satisfaisante tant pour les élèves que pour leurs professeurs. Sans, bien sûr, connaître tous les cas de relations difficiles entre des enseignants juifs et des élèves « arabes », je peux témoigner du fait que les incidents surviennent souvent dans des écoles globalement en crise et/ou du fait de l’inexpérience (générale ou d’un nouveau contexte professionnel) de l’enseignant.
Nous vivons dans un monde perçu par de très nombreux adolescents comme extrêmement violent et injuste. Les incidents, qui restent rares, entre élèves « arabes » et professeurs juifs ne sont que des épiphénomènes parmi de nombreux autres qui témoignent de l’exacerbation générale des tensions entre les groupes humains. Si l’Ecole n’est pas immunisée contre les problèmes du monde qui l’entoure, dans un tel contexte, sa mission « civilisatrice » est essentielle : lieu de rencontre obligé entre « voisins » qui n’ont pas choisi a priori de se fréquenter, elle doit résister au retour vers la barbarie dont nous menacent les replis identitaires, en menant à bien sa mission de faire accéder tous les jeunes qui lui sont confiés à un bagage culturel commun : « Seule une culture commune, articulée aux questions essentielles qui préoccupent les hommes, peut parvenir à les relier entre eux dans le respect de leurs spécificités. Les savoirs scolaires sont à resituer dans cette perspective : leur contenu doit permettre aux hommes de « faire société » et la manière de les acquérir permettre aux enfants d’accéder à la loi fondatrice : le refus de la violence »[5].
Michel Staszewski Août 2003
[1] J’utilise ici les dénominations officielles.
[2] Ministère de la Communauté française, Compétences terminales et savoirs requis en histoire. Humanités générales et technologiques, Bruxelles, 1999, p. 7.
[3] Cf. à ce sujet, STASZEWSKI , M., Interdire le port du foulard à l’école ?, in La Revue Nouvelle, octobre 2001, pp. 97 à 103.
[4] L’expression « jeunes arabo-musulmans » que j’utilise ici par commodité de langage, est évidemment très réductrice. C’est ainsi, par exemple, que ces jeunes, qui sont pour la plupart nés à Bruxelles et qui y ont toujours vécu, déclarent souvent se sentir ou/et être perçus comme belges quand ils se retrouvent dans le pays d’origine de leurs parents.
[5] MEIRIEU, Ph., GUIRAUD, M., L’Ecole ou la Guerre civile, Plon, s.l., 1997, p. 128.
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