Ce qui suit est une lettre envoyée à Marie Arena, alors Ministre de l’Education, au moment où elle sollicitait les avis des enseignants à propos du projet de « Contrat stratégique pour l’Education » (transformé depuis en « Contrat pour l’Ecole »). J’y soulignais le hiatus existant entre les ambitieux objectifs visés, auxquels j’adhérais entièrement, et le manque d’outillage professionnel des acteurs de terrain devant œuvrer à réaliser ce projet. Les déclarations de la Ministre de cette époque me faisaient espérer qu’un dialogue réel entre décideurs politiques et acteurs de terrain était enfin ouvert ; de sorte que des réflexions telles que la mienne seraient enfin prises en compte à l’occasion de l’ouverture de ce vaste « chantier ». Je n’ai reçu en réponse qu’un accusé de réception. Qu’est devenue cette volonté affirmée de « dialogue permanent » ? Va-t-on un jour évaluer les effets du « Contrat pour l’Ecole » ? Les professionnels de l’enseignement seront-ils associés à cette évaluation ? Et si oui, de quelle manière ? Mystère …
Je livre aujourd’hui ces réflexions aux visiteurs de mon blog en espérant qu’elles susciteront plus de réaction … qu’un « accusé de réception ».
Michel Staszewski
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Bruxelles, le 29 mars 2005
A l’attention de Madame Marie Arena,
Ministre-Présidente du Gouvernement de la
Communauté française de Belgique
Ministre-Présidente du Gouvernement de la
Communauté française de Belgique
Concerne : Projet de « Contrat Stratégique pour l’Education »
Madame la Ministre-Présidente,
Comme je n’ai pas reçu la parole lors de la soirée-débat organisée à Bruxelles le 10 mars, je me permets de vous écrire pour vous faire part (et développer quelque peu) ce que j’aurais voulu vous dire ce soir-là en rapport avec le projet de Contrat Stratégique pour l’Education.
J’enseigne dans le secondaire depuis trente ans après avoir été élève puis étudiant durant près de vingt ans. C’est dire si j’en ai vu passer des tentatives de réformes, plus ambitieuses les unes que les autres, à commencer par l’« enseignement rénové ».
Le projet de « Contrat Stratégique » comporte, lui aussi, des objectifs ambitieux (c’est moi qui souligne): «atteindre un niveau de performance plus élevé pour chaque élève » ; « Tous les établissements doivent garantir un niveau d’enseignement élevé » ; « Chaque filière d’enseignement doit conduire à un haut niveau de compétence »[1].
Il s’agit donc que l’Ecole, ne se contente pas, de garantir « l’égalité des chances », c’est-à-dire l’accès de chacun à l’enseignement mais qu’elle tende vers l’« égalité des résultats », autrement dit que chaque élève, quels que soient ses antécédents socio-culturels, puisse atteindre les quatre objectifs généraux de l’Enseignement Fondamental et de l’Enseignement Secondaire fixés, depuis 1997 par le décret « Missions » (article 6 du décret).
Je souscris entièrement à ces objectifs. C’est même ce qui donne du sens à mon métier d’enseignant, ce qui fait que je l’ai choisi.
Mais tendre vers l’égalité des résultats pour tous est un but qui requiert des moyens qui ne sont en rien comparables à ceux qui suffisent à un système scolaire qui se résout, comme c’est le cas actuellement, à trier et sélectionner, reproduisant ainsi presque fidèlement la hiérarchie sociale existante.
De quels moyens s’agit-il ?
De la complexité des métiers d’enseignement
Pour être efficace pour tous les apprenants, l’action des enseignants nécessite une formation beaucoup plus poussée que celle dont ils bénéficient actuellement. Ils devraient en effet être capables d’adapter leur action en fonction de l’état des connaissances de chacun des élèves qui leur sont confiés. Autrement dit, ils devraient pouvoir pratiquer des pédagogies différenciées. Ce qui demande une réelle expertise professionnelle … fort peu répandue parmi les enseignants.
En effet, la recherche en psychologie cognitive a démontré que l’être humain construit ses savoirs[2] à partir de ce qu’il sait déjà. Chaque apprentissage nouveau exige une transformation de la personne qui apprend et, plus précisément, de l’organisation mentale de ses connaissances. S’approprier un nouveau savoir ne va donc pas sans résistance car cela implique un renoncement à des conceptions antérieures (fausses ou trop simples), souvent bien ancrées. Pour apprendre du neuf, il faut donc déconstruire de l’acquis. Cette « déconstruction-reconstruction » implique un conflit intellectuel personnel que les pédagogues appellent « conflit cognitif ». Un moyen puissant de favoriser ce type de conflits est la confrontation intellectuelle entre plusieurs individus ayant des représentations différentes en rapport avec le savoir à apprendre, ce qu’on appelle un « conflit socio-cognitif ».
Mais de nombreuses situations de communication n’impliquent pas de conflit socio-cognitif dans la mesure où des personnes « abandonnent leur conception sans combattre » ou, au contraire, l’imposent (ou, plutôt, croient l’imposer) sans rencontrer de résistance. C’est particulièrement le cas dans le contexte scolaire quand les enseignants cèdent à la tentation de « gagner du temps » en donnant d’emblée eux-mêmes une explication ou en montrant aux élèves comment faire (autrement dit en les empêchant de se confronter à la difficulté que représente un nouvel apprentissage) avec l’illusion qu’un exposé bien structuré et « adapté au niveau des élèves » (comme s’ils étaient tous égaux face à ce nouvel apprentissage) ou une démonstration bien faite suffit pour les faire apprendre, « à condition bien sûr qu’ils daignent être attentifs ». Face aux questions de l’enseignant, dont ils savent que celui-ci connaît les « bonnes réponses », les élèves ont tendance à chercher à le satisfaire ou à lui faire « lâcher le morceau ». Ce qui ne garantit absolument pas l’intégration du savoir nouveau puisque les représentations mentales préexistantes n’ont pas été remises en question mais seulement négligées.
Le dialogue entre pairs, hors de la présence du professeur évite cet « effet expert ». Entre eux, le risque de s’en remettre à un « expert » reconnu (un élève qui sait déjà) est moindre, surtout si des sous-groupes[3] sont formés et que des tâches sont attribuées à leurs membres, selon d’autres critères que les compétences reconnues de chacun. D’où l’importance accordée par les pédagogies socio-constructivistes aux activités organisées en sous-groupes de pairs à tâches. Durant ces moments, les apprenants sont mis devant un problème à résoudre, construit par l’enseignant dans le but de les obliger à se confronter à un nouveau savoir, l’appropriation de ce savoir étant nécessaire pour réussir la tâche.[4] Notons toutefois que, durant cette phase de l’apprentissage, les apprenants ne sont pas complètement livrés à eux-mêmes puisque l’enseignant reste à leurs côtés pour veiller au respect des consignes de travail (fonction de « garant des règles du jeu ») et à ce qu’aucun groupe ne soit bloqué dans sa tâche (fonction de « personne-ressource »). Notons encore que ces moments de travail en sous-groupes de pairs à tâche de type coopératif trouvent leur sens, d’un point de vue pédagogique, dans des dispositifs didactiques comprenant aussi des moments de travail individuel et des moments en groupe-classe.
Pratiquer une pédagogie socio-constructiviste, cela s’apprend
Pratiquer une pédagogie socio-constructiviste ne va pas de soi.
D’abord parce que cela implique de rompre avec cette représentation dominante de la relation pédagogique selon laquelle l’enseignant (« celui qui sait ») serait celui qui « apporterait » le savoir à l’élève (« celui qui ne sait pas »). Cette conception est d’autant plus difficile à abandonner qu’elle a quelque chose d’apparemment très confortable pour l’enseignant : il lui suffirait de bien connaître sa matière et de la transmettre avec clarté et une progression calculée (du plus simple au plus compliqué) pour que l’élève soit en mesure d’apprendre. Si ces conditions sont remplies, la responsabilité de l’apprentissage est complètement du côté de l’élève. Et s’il n’apprend pas c’est qu’il est de mauvaise volonté (il « n’écoute pas » et/ou « n’étudie pas ») où qu’il est intellectuellement « limité ». Cette manière simpliste de concevoir le processus d’apprentissage conduit les enseignants qui l’adoptent à se contenter de constater les réussites et les échecs, en renonçant à s’attaquer aux obstacles cognitifs que rencontrent leurs élèves.
Ensuite, parce que, pour l’enseignant, la pratique de pédagogies socio-constructivistes implique la maîtrise d’une série de compétences relativement complexes. En effet, pour concevoir et faire vivre des « situations-problèmes » l’enseignant devra, entre autres, avoir acquis les « macro-compétences »[5] suivantes :
· maîtriser parfaitement les savoir faire, attitudes[6] ou concepts concernés ;
· pouvoir faire émerger les conceptions spontanées de chacun des élèves, en rapport avec les savoirs à faire apprendre ;
· être capable de construire des « situations-problèmes » susceptibles de confronter les apprenants à de nouveaux savoirs et de les amener à remettre en question leurs conceptions préalables, fausses ou simplistes, en la matière ;
· pouvoir organiser et accompagner les activités des élèves quand ils travaillent seuls, en sous-groupes de pairs ou en groupe-classe ;
· pouvoir gérer les conflits relationnels ;
· etc.
On voit bien, par ces quelques exemples, qu’une bonne connaissance de la discipline à enseigner est totalement insuffisante : l’enseignant socio-constructiviste devra également avoir reçu une bonne formation en didactique de sa discipline mais aussi en pédagogie générale, en psychologie sociale et en psychologie de l’enfance ou de l’adolescence.
Former les enseignants en sociologie de l’éducation
pour contrer la reproduction, par l’Ecole, des inégalités sociales
pour contrer la reproduction, par l’Ecole, des inégalités sociales
Ce n’est pas tout. Car, avec la « massification » de l’enseignement, les enseignants se sont vus confrontés à des publics de plus en plus socialement hétérogènes. Et, depuis la Deuxième Guerre mondiale surtout, cette diversité sociale s’est combinée avec une diversité des origines ethniques. Or la recherche en sociologie de l’éducation nous apprend que le bagage culturel extra-scolaire des apprenants interfère énormément dans leurs apprentissages scolaires.
Beaucoup d’enseignants expliquent le fait que les enfants des familles économiquement défavorisées et dont les parents ont peu fréquenté l’école (ces deux caractéristiques allant généralement de pair) échouent beaucoup plus fréquemment à l’école que ceux des familles plus aisées, par des causes extérieures à l’école et en termes de manques. Selon eux, dans ces familles, les parents s’occuperaient peu ou ne s’occuperaient pas de la scolarité de leurs enfants, par manque de temps, par incompétence (parents peu ou pas scolarisés) ou parce qu’ils n’accorderaient pas beaucoup d’importance aux études de leurs enfants ; preuve en serait le peu de présence dans les écoles de ces parents ( « On ne les voit que quand il y a un gros problème »). Leurs enfants ne disposeraient pas de conditions de travail à domicile valables : ouvrages de références, bureau personnel, tranquillité. Un grand nombre de ces élèves négligeraient leurs études parce qu’ils travailleraient le soir et les fins de semaine soit à l’extérieur (surtout les garçons) soit à la maison (tâches ménagères exercées principalement par les filles dans des familles souvent très nombreuses). Certains vont plus loin dans les reproches adressés aux parents d’élèves de familles modestes : à leurs yeux, le comportement « difficile » de leurs enfants à l’école prouverait qu’ils négligent gravement l’éducation de leurs enfants (« ils ne sont pas tenus », « ils traînent en rue » …). Les différences culturelles liées à l’origine étrangère de beaucoup d’élèves de familles démunies seraient des facteurs aggravants : aux « handicaps » cités ci avant s’ajouterait celui d’une maîtrise insuffisante de la langue véhiculaire de l’école.
Ce type d’explication a pour double conséquence de dédouaner les enseignants de toute responsabilité en la matière et de nourrir en eux un sentiment d’impuissance face aux difficultés scolaires de leurs élèves de familles modestes. Cette croyance au déterminisme social est si développée dans les corps professoraux d'un bon nombre d'écoles de quartiers populaires, que les objectifs d'éducation y sont, dans les faits, mais généralement de manière non explicite, adaptés. C'est ainsi, par exemple, que l'on renoncera à favoriser le développement chez les élèves de la capacité à s'autodiscipliner en remplaçant l'autodiscipline par la contrainte extérieure ("Il n'y a que ça qui marche avec eux !") : surveillance plus étroite, y compris à l'aide de cameras-video, sanctions répétitives appliquées au coup par coup, du type "retenues", exclusions des cours [7]. De même, jugeant que les élèves en sont définitivement incapables, on renoncera à favoriser chez eux l'acquisition de compétences complexes, les confinant dans des tâches de reproduction et d'application de règles ou de comportements, au besoin en les dirigeant, à l'occasion d'évaluations certificatives, vers des "filières courtes" (enseignement technique de qualification, enseignement professionnel), jugeant qu'ils sont dotés d'une "intelligence pratique" et "peu capables d'abstraction".
Et voilà comment le système scolaire contribue efficacement à la reproduction (dans le sens où l'utilisent Bourdieu et Passeron [8] ) de la stratification sociale.
Des publications déjà anciennes[9] ou plus récentes[10] en sociologie de l’éducation nous invitent à un autre regard sur les origines des difficultés scolaires des jeunes issus de familles économiquement défavorisées.
Dans La Reproduction, Bourdieu et Passeron proposaient déjà une vision des difficultés scolaires des jeunes issus de familles modestes qui remettait en question la thèse du « handicap socioculturel ». Ils n’expliquaient pas leurs difficultés scolaires par des manques mais bien par des différences entre ce qu’ils nommaient l’habitus primaire et l’habitus scolaire de cette catégorie d’élèves. L’habitus est une disposition à l'action, socialement déterminée, agissant comme une seconde nature (intériorisée). L’habitus primaire est celui qui est engendré par l'éducation préscolaire. Il opère comme principe de perception et d'évaluation de toutes les expériences ultérieures du sujet. L’habitus scolaire est celui dont sont habités les enseignants, membres scolairement éduqués de la société, généralement issus de la classe moyenne. La culture scolaire qui se concrétise dans la manière qu'ont les enseignants de concevoir, de mener et d'évaluer les apprentissages en est imprégnée. La distance à la culture scolaire est fonction de ce qui sépare l'habitus primaire d'un élève de l'habitus scolaire. L'habitus primaire des jeunes de milieux économiquement défavorisés se trouve plus éloigné de l'habitus scolaire que l'habitus primaire des jeunes issus du même milieu social que les enseignants ou d'un milieu proche. Par conséquent, les jeunes de la première catégorie ont un plus grand sentiment d'étrangeté, de non familiarité face aux pratiques scolaires. Ils ont plus difficile que les autres à y trouver du sens. Pour les jeunes de milieux sociaux proches de celui des enseignants, beaucoup de choses vont de soi à l'école (pourquoi on y va, comment on s'y conduit, comment on fait pour y réussir).
Dans les travaux, beaucoup plus récents, de Bernard Lahire, cette vision des choses est affinée. Dans Culture écrite et inégalités scolaires, il montre ce qui sépare, selon ses termes, le rapport scriptural-scolaire au monde, propre à l’école, du rapport oral-pratique, particulièrement développé dans les familles dont les membres adultes ont été peu scolarisés. Alors que le rapport oral-pratique implique une relation pratique au langage et aux apprentissages en général (on apprend en pratiquant, par imitation), le rapport scriptural-scolaire se caractérise par des modes d'apprentissage permettant la construction de « savoirs objectivés » (savoirs détachés des pratiques, qui s'organisent selon une logique propre, la logique scripturale, qui n'est plus celle de la pratique) concernant aussi bien ce qui est enseigné que la manière de l'enseigner. Partant du constat qu’une minorité non négligeable d’enfants de familles très modestes réussissent tout de même leur scolarité, Bernard Lahire a ensuite réalisé une étude très fine de configurations familiales d’enfants de familles pauvres, certains en situation d’échec et d’autres de réussite scolaire[11]. Les composantes de cette culture scripturale-scolaire dont l’appropriation est une condition pour réussir à l’école y sont mises en évidence. Exemples : le rapport réflexif au langage (qui peut très bien être possédé par un élève dont la langue maternelle n’est pas celle en usage à l’école); la capacité à structurer le temps et l’espace, à différer et à anticiper; l’autonomie; l’autodiscipline. Et Lahire de constater que la minorité d’enfants de familles modestes, dont les membres adultes ont été peu ou pas scolarisés, et qui réussissent cependant à l’école, bénéficie, malgré tout, dans le cadre familial, d’une transmission efficace d’éléments de la culture scolaire.
Mais les autres ? Pourquoi n’ont-ils pas le droit, dans le cadre scolaire, d’apprendre les attitudes (ou « savoir être ») et les savoir-faire qui constituent cette culture scolaire, si nécessaire pour réussir leurs études ?
Si, dans leur immense majorité, les enseignants sont pétris de cette culture particulière, ils ne sont pas pour autant conscients de son existence. Ceci parce qu’ils ont eux-mêmes très certainement bénéficié de configurations familiales favorables à leur réussite scolaire. La preuve en est qu'ils ont réussi des études supérieures après avoir été les élèves d'instituteurs et de professeurs très certainement inconscients, eux aussi, de l'existence d'une culture scolaire étrangère à bien des familles. On comprendra dès lors que la plupart des enseignants n'imaginent pas que ces savoirs-là puissent s'apprendre à l'école. D'ailleurs, pour beaucoup d'entre eux, ils ne s'apprennent tout simplement pas : ce sont des compétences innées (des "dons") ou des "attitudes" qui dépendent de la (bonne) volonté de chaque élève. Ces enseignants se contentent, par conséquent, de constater et de déplorer le manque de dispositions adéquates à la réussite scolaire de leurs élèves issus de familles modestes ou, au mieux, de les exhorter à être dans de meilleures dispositions (plus attentifs, plus ordonnés, plus patients, plus réfléchis, plus imaginatifs, ...).
On voit donc qu’une raison importante de l’échec scolaire des jeunes issus de familles modestes est le fait que l’Ecole sanctionne les manquements à la culture scolaire, alors que cette culture n’y est pas enseignée et qu’elle n’est possédée que par les élèves bénéficiant d’une configuration familiale permettant sa transmission. Ce qui est beaucoup plus le cas dans les familles des classes moyenne et aisée que dans celles des milieux modestes.
La lutte contre l’échec scolaire en milieu économiquement défavorisé passe par conséquent obligatoirement par une prise de conscience des enseignants de l’existence de la culture scolaire [12]. Cette condition est indispensable pour que, dans nos écoles, les pratiques pédagogiques soient modifiées de manière à permettre l’appropriation par tous les élèves des éléments constitutifs de la culture scolaire.
Mais une telle prise de conscience ne sera possible que moyennant une formation digne de ce nom en sociologie de l’éducation de tous les enseignants en fonction dans l’enseignement fondamental et secondaire, incluant une réflexion en profondeur à propos des conséquences sur les pratiques pédagogiques de ces données de la sociologie.
Conclusion : il faut réformer en profondeur la formation des enseignants
Aujourd’hui, dans les faits, les métiers d’enseignement ne sont pas encore reconnus comme de vrais métiers. En témoigne, par exemple, la légèreté avec laquelle les responsables de l’enseignement organisé par la Communauté française gèrent les pénuries existant pour certaines catégories d’enseignants (recrutement systématique de personnes ne disposant d’aucun titre pédagogique sans aucune obligation de formation ultérieure).
Les enseignants, jeunes et moins jeunes sont largement laissés à eux-mêmes, seuls dans leurs classes, face à leurs problèmes quotidiens.
La complexité des métiers d’enseignement, particulièrement dans les niveaux d’études qui s’adressent à l’ensemble ou à la grande majorité d’une tranche d’âge (de la maternelle à la fin du secondaire), justifie pourtant tout à fait la transformation en profondeur des formations initiale et continuée des enseignants.
Le modèle socio-constructiviste concerne l’appropriation des savoirs dans leur ensemble et donc aussi les apprentissages des adultes. Or, quand le socio-constructivisme trouve sa place dans la formation initiale des futurs enseignants, il s’agit, dans la majorité des cas, plus d’une information que d’une réelle formation : comme pour beaucoup d’autres disciplines faisant partie de leur cursus, les étudiants sont beaucoup plus souvent confrontés à des discours théoriques qu’à des situations-problèmes qui les amèneraient à remettre en question leurs conceptions spontanées concernant les processus d’apprentissage et les rôles du professeur. Ceci s’explique d’abord par des contraintes budgétaires qui font que les enseignants chargés de la formation de leurs futurs collègues doivent « donner cours » à des groupes d’étudiants très nombreux. Mais si réduire la taille des groupes d’étudiants est une condition indispensable pour pouvoir initier les étudiants aux pratiques socio-constructivistes, c’est loin d’être une condition suffisante. Car un grand nombre de formateurs de futurs enseignants sont peu compétents en la matière, n’ayant jamais pratiqué eux-mêmes ce type de pédagogie.
Comment sortir de cette situation à première vue sans issue ?
Je pense qu’il n’y a pas de solution à court terme, que c’est le moyen terme qu’il faut viser.
Pour œuvrer à la professionnalisation de la formation initiale des enseignants, il faudrait :
- comme cela existe dans de nombreux pays voisins, que tous les futurs enseignants bénéficient d’une formation initiale de longue durée susceptible de les amener à devenir de véritables professionnels de l’éducation, par l’acquisition d’une expertise dans les domaines suivants : maîtrise des disciplines à enseigner ; didactique de ces disciplines ; pédagogie générale ; psychologie de l’enfance et/ou de l’adolescence ; psychologie sociale (dynamique des groupes) ; sociologie de l’éducation ;
- pour parvenir à ces résultats, obtenir, dans l’enseignement supérieur pédagogique, la réduction du nombre d’étudiants par groupe-classe, de manière à pouvoir remplacer les enseignements transmissifs par des pratiques pédagogiques socio-constructivistes qui viseraient à mettre en rapport théorie et pratique (mettre les théories à l’épreuve des pratiques et théoriser les pratiques);
- exiger des formateurs responsables de la didactique des disciplines concernées, une expérience personnelle conséquente du « terrain » concerné ; cela serait aisément réalisable si l’institution rendait facilement gérable, pour des enseignants reconnus comme chevronnés, le partage du temps hebdomadaire de travail entre une fonction « de terrain » et une fonction de formation.
Pour œuvrer à la professionnalisation de la formation continuée des enseignants, il faudrait favoriser l’activité réflexive des enseignants :
- en organisant un accompagnement pédagogique des débuts de carrière, d’une durée équivalent à au moins une année scolaire, ce qui implique que les enseignants débutants n’auraient pas à assumer d’emblée une charge professionnelle complète;
- en instituant des moments réguliers d’intervision entre collègues, avec le soutien d’accompagnateurs chevronnés ;
- en favorisant les collaborations entre praticiens et chercheurs.
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Je voudrais encore souligner un point qui me semble très important. Si les enseignants manquent aujourd’hui de professionnalisme, je peux témoigner qu’il en est de même pour de nombreux chefs d’établissement, conseillers pédagogiques et inspecteurs. Car vous n’êtes pas sans savoir que beaucoup de titulaires de ces fonctions de promotion doivent leur poste à des choix qui ont peu de choses à voir avec leurs qualités professionnelles. Et, pour ce qui concerne les chefs d’établissement, le fait qu’ils sont le plus souvent débordés par la gestion de l’urgence (administrative, gestionnaire et relationnelle) n’arrange vraiment pas les choses. Il y a là également un important chantier à ouvrir (j’ai également quelques idées à ce sujet mais je renonce à les développer dans le cadre de cette lettre déjà fort longue).
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Je suis conscient que ce que je suggère nécessite des moyens financiers conséquents. Mais, depuis les grèves des enseignants de 1990 au moins, les responsables politiques de l’éducation ne cessent de proclamer que « l’éducation doit être LA priorité de toute démocratie ».[13]
Je suis convaincu que les six objectifs d’émancipation sociale énoncés à la page 15 du Projet de Contrat Stratégique pour l’Education resteront, une fois de plus, lettre morte, si les responsables politiques continuent à négliger cette question du manque criant de professionnalisme de la plupart des enseignants, des formateurs d’enseignants, des directions d’écoles et des inspecteurs.
Je reste à votre disposition, pour toute demande en rapport avec les points abordés dans le cadre de cette lettre.
Veuillez croire, Madame la Ministre-Présidente, en mon dévouement pour la cause du développement d’un système scolaire de qualité, susceptible d’œuvrer à l’émancipation sociale de tous les élèves qui lui sont confiés.
(un enseignant qui fait de son mieux « avec les moyens du bord »),
professeur d’histoire à l’Athénée Royal de Jette
et collaborateur scientifique du Service des Sciences de l’Education de l’U.L.B.
Membre actif de ChanGements pour l’égalité – mouvement socio-pédagogique (CGé).
Dernière publication (en collaboration avec Bernard Rey ) : Enseigner l’histoire aux adolescents. Démarches socio-constructivistes, De Boeck, Bruxelles, 2004.
[1] Gouvernement de la Communauté française, Projet de Contrat Stratégique pour l’Education, Communauté française de Belgique, s.l., 21/1/2005, p. 15
[2] J’utilise ici le mot « savoir » dans le sens très général de tout ce qui peut s’apprendre, étant entendu que la simple capacité de restituer une information sans l’avoir comprise (autrement dit sans être capable de s’en servir dans un autre contexte) ne constitue pas un savoir digne de ce nom. Dans ce sens, tout savoir réellement acquis par un individu est une compétence.
[3] J’utilise le terme « sous-groupe » pour distinguer ces petites équipes du « groupe-classe » dont elles constituent des subdivisions temporaires.
[4] C’est cette sorte de dispositif que Philippe Meirieu nomme « situation-problème » (cf. MEIRIEU, Ph., Apprendre … oui, mais comment, ESF, Paris, 1987).
[5] J’appelle « macro-compétence », une compétence particulièrement complexe dont l’appropriation implique celle de plusieurs autres.
[6] Attitude : ce mot renvoie à une manière d’évaluer une famille de situations ; elle entraîne une manière particulière d’y réagir. Une attitude installée devient un automatisme qui peut échapper à la conscience (notion à rapprocher du concept d’« habitus » dû au sociologue Pierre Bourdieu – voir plus loin).
[7] Il y aurait une étude comparative à faire des textes des règlements d'écoles. Ces documents sont (involontairement) très révélateurs des choix éducatifs implicites des établissements scolaires (selon qu'ils sont des textes raisonnés, faisant appel au sens des responsabilités et à la participation des élèves ou de simples listes d'obligations et d'interdictions, par exemple).
[9] Celle de BOURDIEU et PASSERON déjà citée mais aussi La distinction. Critique sociale du jugement ( de P. BOURDIEU, Ed. de Minuit, Paris, 1979).
[10] Par exemple, CHARLOT, B., BAUTIER, E., ROCHEX, J.-Y., Ecole et savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand Collin, Paris, 1992, ainsi que les ouvrages de Bernard LAHIRE, Culture écrite et inégalités scolaires, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1993 et Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Hautes Etudes, Gallimard - Le Seuil, Paris 1995 (on trouvera un résumé de cette dernière publication dans STASZEWSKI, M., Les familles des classes populaires et l’Ecole. Pour en finir avec quelques idées reçues, Les Cahiers du CeDoP, U.L.B., Bruxelles, 1999). Signalons aussi, concernant ces questions, un remarquable article de synthèse de Noëlle De SMET: « Rapport au savoir (et) à l’école des milieux populaires », in Entre-vues (revue trimestrielle pour une pédagogie de la morale) n° 60/61, Bruxelles, avril 2004, pp. 5 à 14.
[11] Les résultats de ses recherches sont décrits dans Tableaux de familles.
[12] Pour bien faire, cette prise de conscience devrait aussi avoir lieu chez les autres acteurs de l’éducation scolaire que sont les décideurs politiques, les concepteurs de programmes et les directions d’écoles.
[13] Projet de Contrat Stratégique pour l’Education, page 2.
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