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mardi 9 août 2011

L’Etat juif, de l’utopie au cauchemar

Le texte qui suit a été publié dans la Revue d’Etudes Palestiniennes, n° 83, printemps 2002, pp. 31-37.

par Michel Staszewski[1]

Le sionisme ou la séparation comme réponse à l’antisémitisme


Dans le dernier quart du XIXe et au début du XXe siècle, les communautés juives d’Europe furent victimes de nombreuses manifestations d’antisémitisme dont les pires furent les pogroms perpétrés dans l’Empire russe qui coûtèrent la vie à des dizaines de milliers de personnes. Contemporain de ces tragiques événements, Théodore Herzel, journaliste autrichien, fut un témoin privilégié des violences antisémites qui ponctuèrent, en France, l’affaire Dreyfus. Il en conclut que si même le pays de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 pouvait être touché à ce point par des manifestations de haine antisémite, il ne restait qu’une seule solution aux Juifs pour vivre en paix : la séparation d’avec les non-juifs par le regroupement des Juifs dans un Etat qui leur serait propre. Le projet politique sioniste fut donc fondé sur la conviction qu’une cohabitation harmonieuse entre les minorités juives et les populations non juives majoritaires dans les Etats où ils vivaient était décidément impossible.

Jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’idéologie sioniste resta minoritaire parmi les Juifs d’Europe orientale, centrale et occidentale et quasi absente des autres communautés juives dont les membres, il est vrai, vivaient généralement en bonne entente avec leurs voisins non juifs.  

Le projet de création d’un Etat juif s’inscrivait dans le grand mouvement nationaliste qui s’était développé de par le monde dès le début du XIXe siècle et qui, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, visait à permettre à chaque communauté nationale de disposer d’un Etat indépendant. Aux yeux des opinions publiques européennes cependant, ce principe ne s’appliquait qu’aux peuples « évolués ». Nous étions en effet à l’époque du colonialisme européen triomphant et il allait de soi que ce qui valait pour les peuples « civilisés » ne pouvait valoir pour les peuples « primitifs » ou « sauvages ».  Est-ce pour cela que les premiers sionistes considérèrent que la Palestine, pourtant peuplée d’un demi-million d’Arabes, était « une terre sans peuple » ?

De plus en plus de terres de Palestine réservées aux Juifs


Pour concrétiser son rêve, le mouvement sioniste mit tous ses efforts dans l’appropriation d’un maximum de terres, achetées à leurs riches propriétaires souvent absents (vivant au Liban, en Syrie ou en Turquie) et livrées, selon les contrats de vente, « libres d’habitants »[2]. Ces terres étaient dès lors repeuplées d’immigrants juifs, de plus en plus nombreux. De 1917 à 1939, cette politique fut incontestablement favorisée par l’autorité mandataire[3] britannique.

A partir de 1920, cette colonisation de peuplement entraîna une série de révoltes de la population arabe de Palestine, évincée de territoires de plus en plus vastes.

Néanmoins, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et la politique de plus en plus férocement antisémite menée à l’encontre des Juifs allemands puis autrichiens engendra une accélération du mouvement d’émigration de Juifs européens, entre autres vers la Palestine. Après la Deuxième Guerre mondiale, la révélation de la réalité et de l’ampleur du judéocide nazi créa les conditions de l’acceptation par la majorité des Etats européens du principe de la création d’un Etat juif en Palestine. Et ce fut le partage de 1947 décidé par l’Assemblée générale de l’O.N.U. contre l’avis des Etats arabes. Il prévoyait la division de la Palestine en trois entités : un Etat juif constitué de 55% du territoire et peuplé de 500.000 Juifs et de 400.000 Arabes ; un Etat arabe peuplé de 700.000 Arabes et de 10.000 Juifs ; la zone de Jérusalem, sous administration de l’O.N.U., peuplée de 100.000 Juifs et de 105.000 Arabes.

Le refus arabe de ce plan engendra la guerre de 1947-1949, guerre qui donna l’occasion au mouvement sioniste d’étendre son contrôle territorial à 78 % de la Palestine mandataire et d’en évincer la plupart des habitants arabes. En 1949, de 700 à 800.000 Arabes palestiniens étaient devenus des réfugiés. 150.000 d’entre eux, demeurés dans l’Etat juif, vécurent sous un régime militaire jusqu’en 1966.

En 1967, la « Guerre des Six Jours » permit à l’armée israélienne de prendre le contrôle du reste de la Palestine[4], autrement dit de Jérusalem-est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ces événements provoquèrent un nouvel exil de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens qui vinrent grossir les rangs des réfugiés, essentiellement en Jordanie. L’occupation des territoires nouvellement conquis commença dès le lendemain de cette conquête par la destruction du pâté de maisons de la vieille ville de Jérusalem qui longeait le « Mur des Lamentations ». Depuis 1967, la colonisation juive de ces territoires est allée sans cesse en s’accélérant, même après la signature des accords d’Oslo en 1993, et quel que fut le gouvernement au pouvoir.

En 1988, 68 ans après la première révolte des Arabes de Palestine contre l’immigration juive et les acquisitions de terres par les Juifs, le Conseil national palestinien (parlement en exil) reconnaissait le droit à l’existence de l’Etat juif. En 1993, l’O.L.P. admettait la souveraineté de l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1967 (avant la Guerre des Six Jours) ; elle acceptait donc que le futur Etat palestinien soit limité à 22 % de la Palestine mandataire, autrement dit à la Cisjordanie et à la bande de Gaza.

Les « concessions généreuses » de Barak


C’est dans ce contexte que le Premier ministre Ehoud Barak voulut inscrire son nom dans l’Histoire comme celui qui aurait mis fin au conflit israélo-arabe, vieux d’un siècle. A Camp David, en juillet 2000, il crut pouvoir faire accepter par Yasser Arafat et son équipe de négociateurs un accord qui prévoyait la création d’un « Etat » palestinien démilitarisé, divisé en quatre entités séparées, dont les frontières seraient contrôlées par Israël et constitué sur moins de 20 % de la Palestine mandataire. Selon ce plan, les principales colonies juives de Cisjordanie devaient être annexées à Israël. A Jérusalem-est, le Mur des lamentations et plusieurs zones désormais peuplées majoritairement de Juifs devaient rester sous souveraineté israélienne. Il devait en être de même pour le « Mont du Temple » (l’esplanade des mosquées) dont les Palestiniens auraient cependant pu obtenir la « garde permanente ». Les négociateurs israéliens refusèrent par ailleurs de reconnaître la moindre responsabilité de leur pays concernant la question des réfugiés. Tout au plus acceptèrent-ils l’idée du rapatriement, étalé sur dix ans, de quelques milliers d’entre eux, « pour raisons humanitaires ».

Les négociateurs palestiniens refusèrent ces « offres généreuses » et le désespoir et la colère s’installèrent auprès des leurs. Quelques semaines plus tard, Ehoud Barak autorisa Ariel Sharon, alors principal leader de l’opposition, à aller « visiter » le « Mont du Temple », accompagné d’une très imposante escorte armée. De jeunes Palestiniens manifestèrent leur indignation ; ils se heurtèrent à une répression des plus brutales : en 3 jours l’armée israélienne abattit 30 personnes et fit 500 blessés. L’«Intifada d’El Aqsa » avait commencé. Des négociations reprirent cependant à Taba (Egypte) en janvier 2001 entre les représentants israéliens et palestiniens, sous l’égide de l’administration Clinton finissante ; elles laissèrent entrevoir la possibilité de sérieuses avancées mais Ehoud Barak avait perdu sa majorité au parlement israélien et beaucoup de sa légitimité auprès de la majorité de l’opinion publique israélienne, comme allait le démontrer le résultat des élections de février 2001. C’est en effet le « faucon » Ariel Sharon qui fut élu Premier ministre d’Israël par une confortable majorité des électeurs juifs. Et les avancées de Taba restèrent lettre morte. 

Le sort actuel des Palestiniens


Dans quelles conditions vivent aujourd’hui (décembre 2001) les Palestiniens ?

Le million de ceux qui sont citoyens israéliens sont les moins mal lotis. Ils continuent cependant à être régulièrement victimes de discriminations. Cela se marque, par exemple, par la répartition très inégale des fonds publics entre les localités selon qu’il s’agit de communes peuplées de Juifs ou d’Arabes (il n’existe pratiquement pas de villes ou de villages « mixtes ») ou par la non-reconnaissance de l’existence même de cent-cinquante villages et hameaux regroupant environ 75.000 habitants, ce qui a pour conséquence que ces localités sont privées de tout service public ( pas de connexion aux réseaux d’électricité, d’eau ou de téléphone ; interdiction d’ouvrir de nouvelles écoles, …) ; leurs habitants se voient interdire toute construction de bâtiment ou de voirie[5]. Beaucoup plus insidieuse est la suspicion dont sont systématiquement victimes les Arabes israéliens, ce qui les exclut de quantité d’emplois et en fait les victimes de contrôles policiers systématiques. 

Les Palestiniens vivant en dehors du territoire de la Palestine mandataire sont actuellement près de trois millions[6]. Leurs conditions de vie sont très variables : si une petite minorité sont devenus des citoyens à part entière de leur pays d’accueil, la grande majorité d’entre eux restent des réfugiés, même s’ils ne vivent plus tous dans des camps[7]. Et c’est sans doute au Liban que, victimes de multiples mesures de ségrégation, ils vivent le plus mal.

Les Palestiniens des territoires occupés[8] connaissent, quant à eux, depuis 1967, une interminable descente aux enfers. Leurs conditions de vie n’ont cessé de se dégrader, particulièrement, il faut le souligner, depuis l’entrée en application des accords d’Oslo (1994-1995). Les colonies de peuplement juif en Cisjordanie et à Gaza sont actuellement plus de 160 et regroupent environ 400.000 habitants[9]. Les zones autonomes palestiniennes qui recouvrent environ les deux tiers de la bande de Gaza et moins de 18% de la Cisjordanie sont complètement isolées les unes des autres. La circulation entre les différentes localités palestiniennes, déjà extrêmement problématique avant l’embrasement de fin septembre 2000, est devenue presque impossible. Le « bouclage » est tel que de nombreux élèves et étudiants ne peuvent, la plupart du temps, se rendre dans leurs établissements scolaires ni les adultes exercer leurs activités professionnelles. Plusieurs personnes sont mortes faute de soins pour avoir été empêchées de rejoindre un hôpital. Depuis le début de l’actuelle intifada, plus de 800 Palestiniens des territoires occupés, dont 200 enfants, ont été tués. Les blessés sont plus de 30.000. Plus de 2.000 Palestiniens, dont 350 sont des mineurs d’âge, sont détenus dans les prisons israéliennes. De nombreux cas de mauvais traitements, voire de torture y sont avérés. Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement dirigé par Ariel Sharon, les incursions de l’armée israélienne dans les zones autonomes palestiniennes se multiplient. Plus de 5.000 bâtiments ont été détériorés et 800 entièrement détruits du fait de ces opérations militaires. Des milliers d’hectares de terres agricoles ont été ravagés et des dizaines de milliers d’arbres arrachés.

Un gouffre, typique d’une situation coloniale, et qui ne cesse de s’élargir, sépare les conditions de vie des colons israéliens de celles des Palestiniens. Tandis que ces derniers vivent une situation de précarité extrême, les colons, dont la liberté de circulation entre leurs colonies et l’Etat d’Israël reste entière, s’approprient toujours plus de terres et ont accaparé la plupart des ressources en eau[10].  

Une politique illégale et sans issue … mais soutenue par la majorité des citoyens israéliens


En regard du droit international, cette politique fait d’Israël un Etat hors-la-loi. Elle est en effet contraire aux résolutions de l’assemblée générale et du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. et les moyens mis en œuvre pour la mener sont contraires à toutes les conventions sur le droit de la guerre. Elle ne conduira pas à une solution du conflit. Elle engendre une situation économique et financière de plus en plus mauvaise pour l’Etat israélien lui-même. Et jamais les Israéliens, qui ont tout de même eu plus de 200 morts à déplorer depuis le début de cette intifada, n’ont vécu autant en état d’insécurité qu’actuellement.

Pourtant, d’après plusieurs sondages réalisés ces derniers temps en Israël, plus des deux tiers de la population israélienne soutient la politique du gouvernement d’Ariel Sharon.

Comment expliquer ce paradoxe ?

Le « complexe de Massada »


Beaucoup de gens sous-estiment les effets à long terme que peuvent générer des persécutions graves visant une communauté humaine tout entière. Le ralliement à l’idéologie sioniste de la majorité des Juifs européens au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’explique avant tout par une vision du monde transformée par l’expérience traumatisante du judéocide. Et ces traumatismes transmettent une partie de leurs effets aux générations suivantes : tout Juif dont les parents ou les grands-parents ont vécu la guerre sous le joug nazi est, d’une manière ou d’une autre, psychologiquement « marqué » par cet atavisme. Ce qui explique, au moins en partie, pourquoi la vision sioniste du monde est encore  dominante aujourd’hui dans la diaspora européenne ou d’origine européenne. Le « complexe de Massada »[11] ou de la « citadelle assiégée » est caractéristique de cette vision du monde : les Juifs ne pourraient compter que sur eux-mêmes pour se défendre contre des populations non juives généralement hostiles. C’est ainsi que l’Etat moderne d’Israël est considéré par de nombreux Juifs de la diaspora comme « le dernier refuge », le lieu où l’on pourrait se réfugier « au cas ou … ». D’où l’importance vitale, à leurs yeux, de le préserver en tant qu’Etat juif, ce qui implique que les Juifs y restent, à tout prix, majoritaires.

Ceci permet de comprendre pourquoi la majorité des Israéliens et un grand nombre de Juifs de la diaspora, pourtant partisans inconditionnels du « droit au retour » en Israël pour les Juifs du monde entier, s’opposent avec force à la revendication palestinienne du droit au retour des exilés palestiniens victimes des guerres successives ayant opposé Juifs et Arabes en Palestine-Israël depuis 1947. Le fait que les représentants palestiniens se déclarent depuis longtemps prêts à négocier la mise en œuvre de ce principe[12] n’y change rien.

En réalité, depuis sa création, Israël est le pays où les Juifs sont le moins en sécurité. Ce constat ne semble pas ébranler la conviction qu’il constitue un refuge pour les Juifs. C’est même le contraire qui se produit : plus la politique de l’Etat juif se heurte à la résistance des Palestiniens et à la réprobation de l’opinion publique internationale, plus la majorité de l’opinion publique juive israélienne et diasporique, confortée dans le sentiment que les Juifs sont encore et toujours les victimes de l’hostilité des non juifs, se raidit dans une attitude intransigeante. Ce qui favorise le développement, chez les Palestiniens, de sentiments de colère, d’humiliation, voire de haine et de  désespoir, ce désespoir qui amène de plus en plus de jeunes Palestiniens, ne trouvant plus de sens à leur vie, à chercher à en donner un à leur mort, en perpétrant des attentats-suicides au cœur d’Israël. Nous sommes là dans un tragique cercle vicieux.

Mais aujourd’hui les descendants des victimes du judéocide nazi sont devenus minoritaires parmi les Juifs israéliens. Il reste donc à expliquer pourquoi le raidissement décrit ci-avant concerne l’écrasante majorité de la population juive d’Israël.

Dans son livre Le Septième Million, l’historien israélien Tom Segev  nous donne la clé de cette énigme. Il y montre comment, depuis la naissance de l’Etat juif, les dirigeants israéliens ont utilisé la mémoire du judéocide nazi pour façonner une identité collective israélienne[13]. Dès leur plus jeune âge, les enfants israéliens, quelle que soit l’histoire de leurs ancêtres, sont élevés dans le souvenir et le culte du passé tragique des communautés juives européennes. C’est donc l’ensemble de la population juive israélienne qui porte le poids du passé, qui se voit transmettre le traumatisme et ses effets secondaires, à commencer par le « complexe de Massada ».  


Séparation unilatérale


A la lumière de ce qui précède, on comprend mieux pourquoi un certain nombre de dirigeants politiques et d’intellectuels israéliens renommés, y compris des membres ou des proches du parti travailliste, considérant que Juifs et Arabes ne parviendront jamais à s’entendre, défendent aujourd’hui très sérieusement l’idée de la « séparation unilatérale » comme solution au conflit. Il s’agirait concrètement de séparer les Juifs des Arabes par un « rideau de fer » tel que l’Europe l’a connu durant la Guerre froide. Dans un article intitulé Un remède miracle[14], Uri Avnery, figure marquante du « Bloc de la paix » israélien, a qualifié ce projet de « nouveau pas dans la marche de la folie ». Il y démontrait qu’il ne pourrait déboucher que sur une guerre sans fin dans la mesure où l’emplacement de ce « rideau » n’aurait pas fait l’objet d’un accord et que, de toute façon, l’imbrication des populations juives et arabes est tel qu’il faudrait soit construire des « rideaux » un peu partout, le territoire de la Palestine historique étant dès lors transformé en une multitude de ghettos invivables tant du point de vue économique que du point de vue humain, soit procéder à de nouveaux déplacements forcés de populations de manière à obtenir deux entités « homogènes ». 

Diabolisation des Palestiniens


La paranoïa collective dont sont victimes la majorité des Israéliens les aveugle : ils ne voient pas que les actes de violence auxquels se livrent les Palestiniens s’expliquent essentiellement par les conditions de plus en plus insupportables dans lesquelles ils vivent, par l’oppression et les humiliations continuelles qu’ils subissent de la part de l’armée israélienne. Pour eux la violence des Palestiniens s’explique par leur antisémitisme[15] qui serait entretenu et renforcé par une éducation à la haine dont ils seraient les victimes depuis des générations. Cette haine antisémite les aurait collectivement déshumanisés. C’est ainsi que beaucoup d’Israéliens croient sincèrement que de nombreux parents palestiniens envoient délibérément leurs enfants risquer leur vie en jetant des pierres sur les soldats israéliens ou les encouragent à devenir des « martyrs ».

Cette vision déshumanisée des Palestiniens touche même les plus hautes sphères du parti travailliste israélien. C’est ainsi que le 2 août dernier sur la chaîne de télévision américaine ABC, le journaliste Chris Bury posait la question suivante à Avraham Burg, un des principaux dirigeants de ce parti et  président du parlement israélien : « Israël se vante d’être une nation démocratique fondée sur les règles du droit. Alors comment peut-on justifier des assassinats lorsque les forces de sécurité sont, en l’occurrence, tout à la fois jury, juge et bourreau ? » Réponse d’Avraham Burg : « Il ne fait aucun doute que dans le monde occidental et le système de valeurs dans lesquels nous vivons, l’agneau a en général de bonnes chances de se défendre avant que le loup le dévore. Au Proche-Orient les règles sont quelque peu différentes. (…) Nous vivons dans un autre hémisphère, fait d’islamistes fondamentalistes, de bombes humaines, d’un peuple suicidaire, de tueurs, de kidnappeurs, de gens auxquels vous ne voudriez pas marier votre fille. N’essayez pas d’exiger de moi que je me comporte vis-à-vis de mon voisin non humain de la même manière que les Scandinaves se comportent vis-à-vis des Suédois. »[16]  Sans commentaire.

L’écrasante responsabilité du monde occidental


Il ne fait aucun doute qu’Israéliens et Palestiniens ne s’en sortiront pas tout seuls. Face au « nain » palestinien, l’Etat d’Israël est un « géant » surarmé, convaincu qu’il est entouré d’ennemis et que son seul salut réside dans un rapport de force militaire à son avantage. A la paranoïa collective de la majorité des Israéliens et des dirigeants qu’ils se sont choisis, répond la folie meurtrière d’une frange, heureusement encore très minoritaire, d’une population palestinienne de plus en plus désespérée. 

Les Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis d’Amérique portent, à plus d’un titre, une responsabilité écrasante dans cette interminable descente aux enfers. Sans leur appui résolu, l’injustice qu’a constitué la création, en Palestine, d’un Etat destiné à accueillir les Juifs du monde entier aux dépens des populations non juives de ce territoire n’aurait pas été possible. Par leur soutien économique et militaire quasi inconditionnel à l’Etat d’Israël malgré son non-respect systématique des résolutions de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. ainsi que des conventions internationales régissant le droit des populations vivant sous occupation étrangère, ils ont permis qu’une situation d’oppression et de déni du droit international et des Droits de l’Homme se perpétue et s’aggrave durant plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui encore, alors que des victimes tombent quasi tous les jours, ils refusent de répondre positivement à la demande répétée de l’Autorité palestinienne qu’une force d’interposition internationale sous mandat de l’O.N.U. vienne mettre fin au carnage, sous le prétexte que cela ne serait pas réalisable sans un accord des deux parties. La présidence belge de l’Union européenne, incarnée par le Premier Ministre Guy Verhofstadt et par le Ministre des Affaires étrangères Louis Michel, au lieu de se faire la défenderesse du Droit international, a prétendu mener une politique « d’équidistance » entre les deux parties … avec l’insuccès que l’on sait.

Par leur appui quasi inconditionnel à la politique de l’Etat d’Israël ou par leur passivité, les Etats occidentaux sont les principaux responsables de la perpétuation de l’impasse tragique dans laquelle se sont engouffrés les dirigeants sionistes, dans laquelle ils ont entraîné la société juive israélienne mais dont la victime principale est le peuple palestinien.

Le rêve sioniste s’est concrétisé en un interminable cauchemar. Les Juifs israéliens, pétris de cette idéologie qui les a conduits à soutenir une politique d’apartheid de la pire espèce, sont en train de « perdre leur âme » dans un conflit sans fin et de plus en plus meurtrier avec leurs voisins palestiniens. La « désionisation » des esprits, absolument nécessaire pour qu’une véritable réconciliation[17] entre Juifs israéliens et Palestiniens,  puisse advenir, prendra du temps. Il n’est ni moralement, ni politiquement défendable de subordonner une solution au conflit à l’évolution de cet état d’esprit. La communauté internationale doit intervenir d’urgence, d’abord pour qu’il soit mis fin à la mortelle étreinte dans laquelle sont enlacés les peuples israélien et palestinien, puis pour imposer une paix durable basée sur le respect du Droit international et des Droits de l'Homme.

Mais pour que cela advienne, il est nécessaire que, partout dans le monde, les opinions publiques se mobilisent pour pousser leurs représentants politiques à agir afin qu’entre Méditerranée et Jourdain, le règne de la loi du plus fort cède enfin la place à celui de l’égalité des droits entre les personnes et entre les peuples.     


                                                    Michel Staszewski    ( décembre 2001)


[1] Coauteur du Manifeste pour un juste règlement du conflit israélo-palestinien. Des Juifs de Belgique s’impliquent et s’expliquent. Le texte de ce manifeste (en français, néerlandais et anglais) ainsi que la liste de ses signataires figurent sur le site Internet www.israel-palestine.be.
[2] Depuis un siècle, le Keren Kayemeth Leisraël (Fonds Unifié pour Israël), est chargé de récolter des fonds auprès des Juifs du monde entier pour l’achat de terres en Palestine, terres ne pouvant être occupées et exploitées que par des Juifs. Depuis 1967, le K.K.L. a étendu ses activités aux territoires occupés suite à la Guerre des Six Jours  (cf. GOLDMAN, H., Le KKL « trace les frontières d’Israël », in Points Critiques. Le Mensuel, n° 221,Bruxelles, décembre 2001, pp. 19 et 20).
[3] En 1922, le Royaume-Uni obtint de la Société des nations un mandat de protectorat sur la Palestine, ancienne province ottomane. En fait l’occupation britannique dura de 1917 à 1948.
[4] Ainsi que du plateau syrien du Golan et du désert égyptien du Sinaï.
[5] Cf. WAJNBLUM, H., Des villages bien réels mais officiellement inexistants… Les villages arabes israéliens « non reconnus », in Points Critiques n° 61, Bruxelles, mai 1998, pp. 19-27.
[6] Chiffres de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine). Selon des sources palestiniennes, ils seraient nettement plus nombreux mais une grande partie d’entre eux ne seraient pas recensés comme tels par cet office des Nations Unies.
[7] L’UNRWA  estime que sur les 3.700.000 réfugiés recensés, environ 1.200.000 habitent encore aujourd’hui dans des camps, ce chiffre comprenant les habitants des camps de Cisjordanie et de la bande de Gaza.
[8] Les Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem-est et de Gaza sont aujourd’hui 2.700.000 dont 1.400.000 réfugiés. Parmi ces derniers, 600.000 vivent encore actuellement dans des camps.
[9] Ce nombre comprend les habitants juifs de Jérusalem-est, territoire conquis par l’armée israélienne en 1967.
[10] Selon la Banque mondiale, 90 % des ressources en eau de la Cisjordanie sont utilisées au profit d’Israël.
[11] En 70 après J.C., après la chute de Jérusalem, un important groupe de révoltés juifs se réfugièrent dans la forteresse de Massada bâtie sur un éperon rocheux dominant la rive ouest de la Mer morte. Après avoir défié les armées romaines durant plus de deux années, sur le point d’être vaincus, les derniers combattants juifs et leurs familles se suicidèrent plutôt que de se rendre.
[12] « Les Palestiniens sont prêts à envisager ce droit au retour de manière flexible et créative dans sa réalisation matérielle. Dans nombre de discussions avec Israël, les problèmes posés par la mise en œuvre du droit au retour, tant en ce qui concerne les réfugiés qu’en ce qui concerne les conséquences pour l’Etat hébreu, ont été identifiés et des solutions détaillées ont été avancées. » ( extrait du Mémorandum de l’équipe palestinienne de négociation à Bill Clinton, 1er janvier 2001, cité in Les Cahiers de l’U.P.J.B., n°2, Bruxelles, Mars 2001, p. 59)
[13] « Le Septième Million traite de la manière dont les amères vicissitudes du passé continuent à modeler la vie d’une nation. Si le Génocide a imposé une identité collective posthume à six millions de victimes, il a aussi façonné l’identité collective de ce nouveau pays, non seulement pour les survivants arrivés après la guerre, mais pour l’ensemble des Israéliens, aujourd’hui comme hier. » ( SEGEV, T., Le Septième Million, Editions Liana Levi, Paris, 1993, p. 19).
[14] Cet article, paru en hébreu et en anglais sur le site Internet de Gush Shalom (le « Bloc de la Paix » ) le 25 août 2001, peut être lu, dans sa traduction française, sur le site www.solidarite-palestine.org
[15] Dont beaucoup de Juifs croient qu’il a toujours existé.
[16] Cité in Points Critiques. Le Mensuel, n° 218, Bruxelles, septembre 2001, p. 14.
[17] La réconciliation passe par la reconnaissance intégrale de l’égalité fondamentale de l’autre, de son entière humanité.

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