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lundi 3 février 2020

« Il faut sortir du sionisme »

Interview de Michel Staszewski par Arnaud Lismond-Mertes, paru dans le n° 101 de Ensemble !, le quadrimestriel du Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (décembre 2019), dans le cadre d’un volumineux dossier consacré à la définition de l’antisémitisme prônée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), qu’on peut lire ici :  http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble101.pdf . Les pages auxquelles renvoie cet interview concernent ce dossier.

 La définition de l’IHRA renvoie à l’histoire particulière de l’État d’Israël et du sionisme. Nous avons demandé à Michel Staszewski, historien et membre actif de l’UPJB, de nous aider à appréhender ce contexte.

 Certains exemples d’antisémitisme cités par l’IHRA, qui donnent son contenu à sa définition (lire en p. 9), évoquent comme une apparente évidence la création de l’État d’Israël en tant que réalisation d’un « droit à l’autodétermination » du « peuple juif ». Cela ne peut se comprendre que dans le cadre de l’histoire du mouvement sioniste, qui s’était fixé pour but la création de cet État. Beaucoup considèrent d’ailleurs que l’adoption de cette définition conduit à assimiler « l’antisionisme » à de l’antisémitisme (tout comme le mouvement Boycott – Sanctions – Désinvestissement - BDS). Nicolas Zomersztajn s’est par exemple félicité, dans les pages de la revue du Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ), de l’adoption « d’une définition de l’antisémitisme intégrant enfin l’antisionisme radical. » (1)

 Mais de quoi s’agit-il exactement ? Il semble nécessaire d’en savoir plus si l’on souhaite juger de la pertinence et la portée réelle de la définition de l’IHRA. Pour en avoir une approche plus informée, critique et pédagogique, nous nous sommes tournés vers Michel Staszewski. Historien de formation, il a enseigné pendant plus de quarante ans dans l’enseignement secondaire en Belgique. Membre de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB), ancien administrateur du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie), il s’intéresse, depuis très longtemps, au conflit israélo-palestinien et au sionisme, ainsi qu’aux questions liées aux différentes formes de racisme, dont l’antisémitisme. Il a publié de nombreux articles sur ces différents sujets (2). Au-delà de son expertise, M. Staszewski est également une personne engagée sur ces questions pour laquelle « être antisioniste, c’est lutter pour l’égalité des droits en Palestine-Israël » ou qui estime, plus globalement, que les luttes contre les inégalités et les racismes doivent aller de pair. La manière de lutter contre l’antisémitisme qu’il promeut est dès lors très différente de celle que proposent les adeptes de la définition de l’IHRA. 

Ensemble ! : M. Zomersztajn a écrit, dans la revue du CCLJ, que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA « a le mérite de tenir compte des évolutions et des mutations contemporaines de l’antisémitisme » en indiquant que « l’antisionisme a permis pendant trop longtemps de contourner l’interdit sur l’antisémitisme et de se déchaîner librement sur les Juifs. Avec ce texte qui énonce de bons exemples, l’antisionisme est enfin pris en considération » (1). Est-ce un point de vue que vous partagez ? 

Michel Staszewski : Je n’en partage ni la prémisse, ni la conclusion. Je conteste la thèse, à laquelle M. Zomersztajn fait allusion, selon laquelle il existerait un « nouvel antisémitisme » qui serait né au début des années 2000. Les préjugés hostiles aux Juifs qui circulent aujourd’hui n’ont rien de neuf. Pour une part, il s’agit de ceux qui proviennent de l’ancienne doctrine anti-judaïque de l’Eglise catholique, qui qualifiait les Juifs de « peuple déicide » et leur attribuait collectivement la responsabilité de la mort du Christ. Pour une autre part, il s’agit des préjugés antisémites théorisés dans le dernier quart du XIXe siècle, notamment par l’allemand Wilhem Marr, qui a forgé le terme « antisémitisme » dans un contexte où la haine des Juifs (appréhendés comme « sémites ») ne se fondait plus sur une vision religieuse du monde, mais sur des théories pseudo-scientifiques concernant les prétendues « races humaines », les mêmes qui, à cette époque, légitimaient les entreprises coloniales européennes. C’est de cette période que date la création des stéréotypes des Juifs « formant une sous-race », et en même temps tous (ou la plupart) riches, fourbes et fomentant des complots secrets pour établir leur « domination mondiale » à travers le contrôle de l’économie, des gouvernements, des médias, etc. Ce sont toujours ces préjugés-là qui caractérisent l’antisémitisme contemporain. 

Ces anciens préjugés antisémites trouvent aujourd’hui une nouvelle vigueur. Elle s’explique en grande partie par la non-résolution de ce qu’il est convenu de nommer le « conflit israélo-palestinien ». En effet, le mépris constant de l’État d’Israël pour les décisions de l’ONU et pour le droit international, ainsi que l’impunité dont il bénéficie, renforcent le fantasme de la « toute puissance des Juifs»… D’autant qu’Israël prétend être « l’État des Juifs » et qu’en Belgique, comme dans de nombreux pays, il n’est pas rare que des journalistes utilisent eux-mêmes les termes « État juif » ou « État hébreu » pour parler d’Israël. Si l’on veut nommer les choses correctement et ainsi ne pas donner de l’eau au moulin de l’antisémitisme, je pense qu’il est important de récuser ce type d’appellation qui relève de la vision sioniste. Mieux vaut s’en tenir au nom officiel « d’État d’Israël » (faute de mieux car celui-ci est aussi excluant puisque ne se référant qu’aux seuls « israélites », autrement dit aux Juifs ) car, dans cet État (hors territoires occupés), vivent au moins 30 % de non-juifs. Par ailleurs, pour comprendre les enjeux actuels du « conflit », il faut savoir qu’aujourd’hui, sur le territoire de la Palestine historique, entièrement sous la domination israélienne depuis juin 1967, les Juifs sont désormais démographiquement minoritaires. J’ajoute que l’idée, diffusée par la propagande israélienne et sioniste, selon laquelle l’État d’Israël serait « soutenu par l’ensemble des Juifs » nourrit l’antisémitisme en diffusant l’idée que les Juifs seraient tous solidaires des politiques illégales et racistes menées par cet État. C’est encore plus dangereux pour les Juifs dans le contexte où la politique israélienne est sans cesse plus intransigeante, extrémiste et criminelle. D’autant que, pour défendre sa politique (ce qui est de plus en plus difficile par des arguments rationnels) devant l’opinion internationale, l’État d’Israël instrumentalise l’accusation d’antisémitisme pour couper court à toute critique, ce qui amène beaucoup de confusion en la matière. 

Quant à l’idée, avancée par M. Zomersztajn selon laquelle « l’antisionisme a permis (…) de contourner l’interdit sur l’antisémitisme et de se déchaîner librement sur les Juifs », il faut sans doute, pour l’aborder, rappeler ce dont on parle. Le sionisme est une doctrine politique née à la fin du XIXe siècle et dont le but est la création d’un État juif, sur une terre non-européenne, en tant qu’État-refuge pour les Juifs persécutés dans le monde et considérés comme formant un seul peuple. Ce projet a été défini en 1896 par le Juif austro-hongrois Theodor Herzl dans son livre « L'État des Juifs ». On était alors en pleine période coloniale. La Palestine, qui, à cette époque, faisait partie de l’empire Ottoman, ne fut pas initialement le seul lieu envisagé pour la création de cet État. Certains ont songé à l’Ouganda, à Madagascar, à l’Argentine, etc. Vers la fin de la Première guerre mondiale, en 1917, l’empire Ottoman s’est écroulé et, au moment où le Royaume-Uni a pris possession de la Palestine, le mouvement sioniste mondial est parvenu à obtenir de Lord Balfour, ministre des Affaires étrangères britannique,  une déclaration indiquant que son gouvernement envisageait favorablement l’établissement d’un « foyer national pour les Juifs » en Palestine. Ce fut une grande victoire pour le mouvement sioniste, compte-tenu notamment qu’avant l’arrivée des premiers colons juifs sionistes, il y avait moins de 5% de Juifs en Palestine, lesquels parlaient arabe et n’étaient pas sionistes. La colonisation sioniste de la Palestine s’est poursuivie dans ce contexte, avec des freins dus essentiellement à la résistance de la population arabe de Palestine. En 1947, au sortir de la Seconde guerre mondiale et du judéocide nazi, l’assemblée générale de l’ONU a adopté un plan de partage de la Palestine (résolution 181), et ce malgré l’opposition de l’ensemble des États arabes. Puis vint la déclaration d’indépendance unilatérale de l’État d’Israël, en mai 1948, et sa reconnaissance par l’ONU en mai 1949, après qu’Israël ait rapidement gagné la guerre qui l’opposait aux États arabes environnants et ait procédé à un véritable nettoyage ethnique des territoires désormais sous son contrôle (78 % de la Palestine mandataire). Alors que le droit au retour des réfugiés palestiniens a été consacré par l’ONU en décembre 1948 (résolution 194), Israël ne leur a jamais permis de bénéficier de ce droit qu’il avait pourtant initialement promis de respecter dans le cadre de son adhésion à l’ONU. C’est une des raisons pour lesquelles, aujourd’hui, davantage de Palestiniens vivent en exil que sur les terres qui constituaient la Palestine au temps du mandat britannique. Cette colonisation, la création de l’État d’Israël et sa reconnaissance internationale, constituent la grande victoire du mouvement sioniste. Cette issue paraissait initialement très improbable, vu que jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’idéologie sioniste était restée minoritaire parmi la population juive européenne, et quasi absente des communautés juives non européennes. A cette époque, la plupart des Juifs religieux étaient antisionistes, tout comme les Juifs du Bund (mouvement ouvrier juif présent dans l’Empire russe) ou les Juifs communistes. D’autres s’étaient engagés dans la voie de l’assimilation dans les pays où elle était possible… Aujourd’hui, plus de septante ans après la création de l’État d’Israël, la majeure partie des Juifs a peu ou prou adhéré à l’idéologie sioniste, même en dehors d’Israël. 

Dès lors que cet État a été créé, cela a-t-il encore un sens de se dire sioniste ou antisioniste ? 

Oui, car la référence à l’idéologie sioniste reste incontournable pour justifier le caractère fondamentalement juif de l’État d’Israël, c’est-à-dire le fait qu’il soit organisé comme un État qui privilégie les Juifs par rapport aux autres habitants, et singulièrement aux Palestiniens, les autochtones. C’est l’idéologie sioniste qui justifie, par exemple, que cet État permette , depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui, à n’importe quel Juif du monde - fut-il belge et très critique comme moi -, de s’y établir et de devenir citoyen israélien (en vertu de la « loi du retour »), tandis qu’il refuse ce droit aux Palestiniens exilés ou descendants d’exilés. C’est encore cette idéologie qui justifie la politique d’apartheid actuelle menée par Israël. Cette politique est évidente dans les territoires occupés, où les habitants palestiniens sont soumis à des lois et règlements militaires, tandis que les Juifs qui habitent dans les colonies sont soumis aux lois (civiles) israéliennes. Cette même politique d’apartheid détermine également, dans une moindre mesure, l’organisation politique sur le territoire même d’Israël, où les citoyens israéliens qui ne disposent pas de la nationalité dite « juive » (mais qui sont dits de nationalité « arabe », « druze »…) sont tenus à l’écart et/ou discriminés de fait et de droit dans des dimensions essentielles de leurs existences : l’accès à la propriété de terres, les permis de construire, le droit d’habiter où ils le souhaitent, l’accès aux services publics, à l’enseignement, à des fonctions dirigeantes de l’État et dans les domaines économique, académique, culturel, etc. 

Aujourd’hui, être antisioniste c’est donc lutter pour l’égalité des droits en Palestine-Israël. A mes yeux, c’est un devoir pour les démocrates. Mais un tel point de vue est insupportable pour les sionistes. Qu’ils soient « de gauche » (prêts à des compromis territoriaux avec les Palestiniens) ou « de droite » (refusant tout compromis), les sionistes ont en commun une vision du monde très pessimiste. Ils considèrent que l’antisémitisme ne peut être éradiqué. Il en découle que pour s’en prémunir, une seule solution est possible : les Juifs doivent « se mettre à l’abri » en vivant séparés des non-Juifs, dans un État-forteresse ; ou, au moins, pour ceux d’entre eux qui continuent à vivre en-dehors de l’« État juif », un tel État doit exister pour qu’ils puissent y trouver refuge, au cas où… Ils estiment dès lors qu’ils doivent absolument garantir le maintien d’une majorité juive en Israël, par tous les moyens et quel qu’en soit le prix pour la population non-juive. . Il s’agit selon eux d’une question de vie ou de mort.

Cette vision des relations entre Juifs et non-Juifs permet de comprendre la conviction sincère, exprimée par M. Zomersztajn et partagée par la plupart des sionistes, selon laquelle l’antisionisme n’est qu’une façade derrière laquelle se cachent des antisémites. A leurs yeux, ceux qui remettent en question le caractère sioniste de l’État d’Israël, - c’est-à-dire sa destination prioritaire  aux Juifs, ce qui implique forcément la discrimination de ses citoyens non juifs - veulent la « destruction » de cet État. De là à penser qu’ils souhaitent « renvoyer les Juifs à la mer » ou, pire, les exterminer, il n’y a qu’un pas que beaucoup de sionistes franchissent souvent. 

Tout cela ne résiste pas à un examen rationnel. Presque tous les Palestiniens sont antisionistes, puisqu’ils n’acceptent pas que le pays où ils vivent ou dont ils sont exilés soit devenu l’« État des Juifs », au prix de leur déplacement forcé ou de très fortes discriminations pour ceux qui y sont restés. Cela n’en fait pas des ennemis des Juifs. Parmi les antisionistes, se trouvent également de nombreux Juifs, partisans, comme moi, de la « désionisation » d’Israël, c’est-à-dire de sa transformation en un ou deux États démocratiques, traitant de manière égale tous ses habitants. 

Ceci dit, comme dans l’ensemble de la population, il y a des antisémites parmi ceux qui se proclament antisionistes. L’« antisionisme » d’Alain Soral, Dieudonné et leurs amis sert de masque à leur antisémitisme virulent. Mais c’est loin d’être le cas de la majorité des personnes qui se disent antisionistes. Assimiler de façon générale l’antisionisme et l’antisémitisme, c’est non seulement une imposture intellectuelle, mais cela favorise aussi le développement de l’antisémitisme. J’estime au contraire, qu’il est absolument indispensable, pour lutter contre l’antisémitisme, de distinguer le judaïsme du sionisme, ainsi que l’antisémitisme de l’antisionisme. C’est pour cette raison générale que M. Zomersztajn et moi-même avons des appréciations opposées de la définition de l’antisémitisme prônée par l’IHRA, et en particulier des exemples qu’elle donne liés au conflit israélo-palestinien. Il considère l’adoption d’une telle définition, avec ses exemples, comme une grande avancée ; je la vois pour ma part comme un grand danger, non seulement pour la liberté d’expression, mais également pour la lutte contre l’antisémitisme. 

Parmi les Juifs vivant en dehors d’Israël, nombreux sont ceux qui adoptent actuellement une position intermédiaire. D’une part, ils sont conscients des violations des Droits de l'Homme et de l'impasse que constituent la politique de l’État d’Israël , de l’autre, ils ne parviennent pas à renoncer à l'idée d'un  « État refuge » pour les Juifs. L’explication est plus psychologique que rationnelle. C'est lié aux angoisses que les Juifs européens ressentent depuis la Seconde Guerre mondiale et le judéocide nazi, même s'ils sont nés après la fin du conflit. Cela me concerne aussi : mes deux parents sont des rescapés de familles massacrées, je sais que je suis encore aujourd'hui marqué par ce passé tragique comme tous ceux qui portent le poids de ce type d’histoire familiale. Avraham Burg, qui fut un dirigeant politique sioniste de premier plan, a écrit un livre important qui aborde ce sujet « Vaincre Hitler : pour un judaïsme plus humaniste et universaliste » (Fayard, 2008). Dans ce livre, il développe l’idée que les Juifs doivent se soigner des névroses qu’ils traînent à cause du génocide, névroses qui les rendent souvent insensibles au malheur des autres, tant ils vivent eux-mêmes dans un climat psychologique angoissant. C’est un cheminement qui reste encore à parcourir pour beaucoup. 

L’IHRA labellise comme antisémite « le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence que l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». Comment répondez-vous à cette assertion ? 

Pour analyser ce type d’affirmation, il faut commencer par relever que les Juifs du monde entier ne forment pas un seul peuple, au sens généralement admis de ce mot : « ensemble d’êtres humains vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » (Petit Robert, 2010). Il existe cependant aujourd’hui un « peuple juif israélien », qui doit avoir des droits reconnus, quand bien-même il serait considéré comme « le fruit d’un viol ». 

Mais est-ce que le droit légitime à l’autodétermination d’un peuple peut se réaliser aux dépends d’un autre peuple ? Je pense que non. Il existe une solution pacifique et démocratique au conflit israélo-palestinien mais, pour y arriver, il faut en revenir au droit international et à des principes d’égalité entre les peuples et entre les personnes. On peut très bien imaginer un État binational, c’est-à-dire qui reconnaît, protège et traite à égalité les deux peuples qui le constituent. Ou encore deux États nationaux voisins, dont chacun protège ses minorités… Mais pour cela il faut sortir du sionisme, de l’idée que le seul moyen pour les Juifs de vivre en « sécurité » (pas en paix!), c’est de vivre, dans un endroit du monde, entre Juifs, et, à cette fin, s’assurer d’être en ce lieu, plus nombreux que les autres, plus forts, plus armés, soutenus par la plus grande puissance militaire mondiale. Il faut que les Juifs israéliens abandonnent l’idée que, pour assurer leur existence et leur droit à l’autodétermination en tant que peuple juif israélien, ils doivent dominer, discriminer, écraser et au besoin « transférer » les Palestiniens. Cette approche sioniste est illusoire, et il faut la combattre : pour vivre en paix avec les autres, il faut se parler et s’entendre avec eux. La réconciliation est possible, à condition que les Israéliens acceptent de vivre à égalité avec les Palestiniens. Dire cela, ce n’est pas remettre en question l’autodétermination du peuple juif israélien, mais c’est remettre en question sa domination sur le peuple palestinien. C’est donc remettre en cause l’idéologie sioniste.  

Ceux qui défendent le point de vue inverse avancent l’idée que la fin de la domination démographique des Juifs en Israël, par exemple dans le cadre d’un État binational et/ou si le droit au retour des exilés palestiniens se concrétisait, cela conduirait à « jeter les Juifs à la mer » … 

Si le compromis politique se noue sur la création d’un ou deux État(s) démocratique(s), dans le sens où on le conçoit généralement en Europe, c’est-à-dire dans lequel ou lesquels les mêmes droits individuels, civils, politiques et religieux sont reconnus à tous et à toutes les minorités, ça ne devrait pas poser de problème. Regardez aujourd’hui les minorités juives dans le monde : elles vivent bien mieux qu’en Israël ! À commencer par le fait de ne pas devoir faire trois ans (pour les hommes) ou deux ans (pour les femmes) de service militaire, qui plus est dans un contexte hostile. L’intérêt bien compris de tout le monde est de sortir de l’impasse actuelle en Israël-Palestine. Il est faux de prétendre qu’il n’y a pas d’interlocuteur palestinien pour construire ce type de projet d’avenir. 

Tout comme l’UPJB dont vous êtes membre, vous soutenez le mouvement Boycott Désinvestissements Sanctions (BDS). Pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit et pourquoi certains assimilent ce mouvement à de l’antisémitisme ? 

Le mouvement BDS a été initié en 2005 par 171 associations de la société civile palestinienne, dans le but de contraindre l’État d’Israël à respecter enfin le droit international. Cette initiative est intervenue après cinquante-sept années de déni, par Israël, du droit au retour des exilés, trente-huit années d’occupation et de colonisation des territoires conquis lors de la « Guerre des six jours ». Après, aussi, le refus d’Israël de démanteler le mur construit dans les territoires occupés, et ce malgré sa condamnation par la Cour internationale de Justice de La Haye en 2004. Ces associations ont appelé les citoyens du monde à boycotter les produits israéliens, les entreprises à désinvestir en Israël, et les États ou organisations internationales à sanctionner l’État d’Israël. Quelles sont les revendications de ce mouvement ? 1. La fin de l’occupation et de la colonisation des territoires occupés par Israël depuis 1967, ainsi que le démantèlement de la « barrière de sécurité » 2. L’accès des citoyens arabo-palestiniens à une égalité de droit absolue avec les citoyens juifs de l’État d’Israël. 3. L’application de la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU de décembre 1948 consacrant le droit au retour des exilés palestiniens. 

Le constat qui inspire et justifie le mouvement BDS est que l’ONU et les grandes puissances ne font rien d’efficace pour imposer à Israël le respect du droit international et des droits fondamentaux des Palestiniens. Les organisations qui ont lancé l’appel au BDS en prennent acte, et demandent dès lors aux citoyens démocrates du monde de faire eux-mêmes, pacifiquement, pression sur l’État d’Israël. Celui-ci développe des efforts considérables pour criminaliser le mouvement BDS, l’assimiler d’une façon absurde à de l’antisémitisme, et le faire interdire. C’est un signe qu’il s’agit là d’un moyen de pression relativement efficace. L’UPJB soutient ce mouvement. Tout comme le font, en Europe et dans le monde, beaucoup d’autres organisations juives  engagées pour une paix juste au Proche-Orient. 

Si la définition de l’IHRA ne vous paraît pas pertinente pour lutter contre l’antisémitisme aujourd’hui, quel type d’approche préconisez-vous ? 

L’antisémitisme existe bien en Belgique. Il a connu ces dernières années un regain d’intensité parfois meurtrière. Il y a néanmoins une grande différence, en Belgique, entre l’antisémitisme et l’islamophobie ou la négrophobie : les Juifs sont beaucoup moins victimes de discriminations, sans doute en partie parce que leur judéité est généralement moins apparente. Les préjugés haineux concernant les Juifs existent cependant toujours, et ne doivent pas être minimisés. Mais comment lutter sérieusement contre ceux-ci ? Certainement pas en entretenant la confusion entre « les Juifs » et  « État d’Israël », ou entre  « antisémitisme » et  « antisionisme ». Il faut au contraire veiller à bien distinguer ces choses, ce que ne font ni le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), ni la mal nommée « Ligue belge contre l’antisémitisme ». 

Une action juridique répressive peut être pertinente face à des passages à l’acte violents ou des comportements discriminatoires. Je pense toutefois que la lutte contre l’antisémitisme ne peut se passer d’un travail pédagogique de clarification et de déconstruction des préjugés. C’est à cela que contribue l’UPJB, l’association juive dont je suis un membre actif, la seule en Belgique francophone à se dire « non sioniste » (tout en ne se revendiquant pas collectivement « antisioniste », car différentes sensibilités existent sur ce point à l’intérieur de l’association). C’est d’ailleurs pour cela que nous ne sommes pas membre du CCOJB, lequel a statutairement pour objet social, notamment, le « soutien par tous les moyens appropriés à l’État d'Israël, centre spirituel du judaïsme et havre pour les communautés juives menacées ». Il m’arrive d’être confronté à l’expression de préjugés antisémites, que ce soit chez un de mes voisins, chez un de mes élèves lorsque j’étais enseignant, ou dans le mouvement de solidarité pour les droits des Palestiniens. Je ne les laisse jamais passer sans réagir lorsque j’en suis témoin. Ma façon de les combattre, c’est d’entamer, lorsque c’est matériellement possible, un dialogue avec les personnes qui les expriment, dans le but de les déconstruire par une discussion argumentée. Il existe pour ce faire des méthodes éprouvées, pratiquées de longue date en milieu associatif et dans le monde scolaire : il s’agit en substance de confronter les personnes porteuses de préjugés à des réalités qui les démentent. C’est notamment ce que fait l’UPJB, tout comme l’Association belgo-palestinienne. Je pense que nous sommes très bien placés pour le faire, car nous ne pouvons pas être accusés de complicité ou d’indulgence coupable avec des « crimes contre des Musulmans » ou « contre les Arabes », perpétrés par l’État d’Israël. J’ai travaillé les vingt dernières années de ma carrière de professeur d’histoire dans un athénée bruxellois très multiculturel, qui comprenait beaucoup d’élèves de familles arabo-musulmanes. Chaque année, j’abordais dans mes cours le sujet du judéocide nazi. J’ai été parfois été confronté à des réactions du type « pourquoi parle-t-on toujours des Juifs ? », « On en parle trop », etc. J’ai constaté qu’après discussion avec ces élèves, ils acceptent très bien que l’on traite de la Seconde guerre mondiale, de la politique raciste et génocidaire des nazis, à condition d’également laisser une place dans le cours pour aborder les problèmes de racisme auxquels eux-mêmes et leurs parents sont confrontés. Pour être crédible en tant qu’antiraciste, il faut être prêt à s’engager contre toutes les formes de racisme, sans quoi on établit de facto une hiérarchie entre les groupes discriminés, ce qui constitue en soi une forme de racisme.

Une dernière considération sur le combat antiraciste de manière générale. Le monde socialement fracturé d’aujourd’hui favorise la peur de l’Autre et/ou le ressentiment, donc les comportements racistes. D’une part, la peur de perdre leurs privilèges entraîne chez beaucoup de nantis le développement d’un « racisme de classe » fait de condescendance, de mépris et de méfiance envers les démunis et, donc, envers les minorités ethniques et/ou religieuses dont les membres sont souvent socialement défavorisés. D’autre part, l’insécurité matérielle et les sentiments de frustration et d’humiliation ressentis par les victimes des inégalités peuvent non seulement générer en eux de l’agressivité envers les nantis, mais également le développement de comportements racistes envers d’autres groupes socialement défavorisés. Ce que les partis d’extrême droite encouragent, souvent avec succès. Je suis convaincu que pour combattre efficacement le racisme, il est indispensable de lutter contre les inégalités sociales. C’est dire que je ne crois pas à l’efficacité d’un antiracisme de droite. Mais le combat contre les préjugés et les discriminations ne peut être négligé au nom d’une priorité de la lutte contre les inégalités sociales. 

(1) Zomersztajn, N. (2019), Une définition actualisée de l'antisémitisme, in Regards, n° 1037, 1.2.19

(2) Beaucoup sont disponibles sur son blog : http://michel-staszewski.blogspot.com/

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